Ce matin, je me suis rendu au kiosque plus tôt que d'habitude, me disant que j'aurais plus de chance de croiser Olivier et Béatrice. J'ai emporter avec moi un exemplaire des "Théories de la surveillance" afin de me le faire signer. Et j'ai eu raison.
A mon arrivée, je ne manque pas de saluer Pascal, solitaire - mais qui a retrouvé sa place habituelle -, avant de rejoindre Olivier et Béatrice à une table voisine. Ils sont bien là. Elle arbore une casquette noire dont la visière porte une ombre sur son regard, et lui un costume et une chemise également noirs.
Je témoigne à Olivier tout l'intérêt que j'ai trouvé à lire certains passages de son livre ; en particulier ceux traitant de la "servitude volontaire" (Cf. "N° 24 de "Ce matin au kiosque") et de 1984. Il a l'air à la fois un peu surpris et heureux de ma dithyrambe sincère (oxymore ?).
Notre discussion s'engage sur un sujet qui intéresse Olivier : celui de la reconversion de certains bâtiments en hôtels de luxe. Il fait référence à notre précédente discussion au cours de laquelle j'avais évoqué ma participation, actuellement, à un concours pour la rénovation d'un palace parisien. Nous évoquons à ce sujet l'ancien siège des armées du boulevard St Germain, délocalisé à proximité de la Porte de Versailles (le "Balardgone") et celui de la direction des travaux du Ministère de la Justice, rue St Honoré dont j'arpentais, jadis, les couloirs administratifs, et qui a été reconverti en hôtel de luxe (Le Mandarin Oriental) et en boutiques (de luxe également).
Ce travail de reconversion et la visite récente d'un quartier neuf d'Aubervilliers suggèrent à Béatrice le sentiment d'une architecture soumise à des codes rigides tant d'un point de vue typologique qu'esthétique. Je partage ce dernier point et fait part de mon regret de constater trop de façades "orthonormées" où la trame, sans créativité, ordonne le plan.
Elle me demande si les architectes ne sont pas davantage contraints aujourd'hui par tout un arsenal de normes. Les architectes se plaignent souvent de l'excès de normes ; mais la contrainte n'est-elle pas le marchepied du talent ? Et puis, si la réglementation incendie est en France très stricte, on peut se féliciter de ne jamais encore avoir connu d'incendie grave dans les tours de La Défense. J'ouvre une parenthèse un peu technique sur laquelle je ne m'étendrais pas dans ces lignes, mais qui fait état d'un brillant (bien qu'"obscur et sans grade") ingénieur spécialisée en sécurité incendie qui est parvenu, à force d'intelligence, à trouver avec les pompiers de Paris des compensations permettant au TGI de déroger à l'application stricte de la norme.
Nous nous accordons sur l'élégante présence de cet immeuble de Renzo Piano dans le skyline parisien. Ce n'est pas l'avis de tout le monde...
L'échange nous amène à Rem Koolhaas - théoricien, praticien, néerlandais et iconoclaste de l'architecture, auteur des fameux "New-York délire" et de "S, M, L, XL", ainsi que de la formule "Fuck the context" - pour évoquer une certaine évolution de l'architecture vers un exercice d'urbanisme plus qu'une "simple" affaire de bâtiment. C'est le cas du nouveau bâtiment de l'Ecole Centrale à Paris dont Koolhaas est l'auteur, avec sa "diagonale urbaine", ou du siège de la BNP Real Estate à Boulogne, traversée par une rue publique bordée de restaurants (Dominique Perrault, architecte).
Rem (comme l'appellent ses aficionados) a peu construit en France : l'étonnant Palais des Congrès d'Euralille, une maison à Saint-Cloud avec un couloir de nage en proue à 4 ou 5 mètres au-dessus du terrain naturel, une autre maison à Bordeaux - la Villa Lemoine, dessinée pour le patron du quotidien Sud-Ouest qui ne se déplaçait qu'en fauteuil roulant -, la médiathèque de Caen. En revanche, il a à son actif un grand nombre d'édifices dans le monde entier dont l'immeuble pour la TV chinoise à Pékin (spectaculaire), la Casa de Musica à Porto (magnifique), et l'incroyable bâtiment de l'université de Chicago (une synesthésie architecturale).
Jean-Michel passe une tête au travers des battants de la porte automatique pour propose de commander des exemplaires de l'ouvrage d'Olivier et de les mettre en vente au kiosque. Ah, ce passeur !
Olivier me fait part de son plaisir de venir ici rencontrer des personnes et de se vider la tête. Je lui parle de cet extrait d'Apostrophes (ou de Bouillon de cultures) avec Jean-Pierre Marielle assumant, avec une désinvolture cabotine, son statut de "trainard" et de "cancre". On vient ici "trainer" et c'est un exercice qui ne manque pas de sociabilité.
Pour ma part, j'aime rencontrer ces inconnus qui deviennent progressivement des êtres moins anonymes, avec une vie souvent complexe et riche que le monde ignore la plupart du temps.
Mais il faut que Béatrice et Olivier partent et je change de table. M'accueillent, le "Marseillais", Fabrice et Pascal. Le Marseillais arbore un marcel et une casquette jaune. Fabrice, des cheveux longs retenus par un serre-tête. J'apprends que le premier a fait toute une carrière de déménageur quand Fabrice a plutôt officié comme chauffeur de personnalités, garde-du-corps et sans doute d'autres métiers (Jean-Michel me dira qu'il a travaillé au SPAR, côté Asnières).
Le Marseillais m'a déjà repéré. Il pensait que j'étais le compagnon de Béatrice. "Est-ce qu'on peut se tutoyer ? Une cigarette ? Non, je ne fume plus depuis 35 ans."
Fabrice m'avoue ne pas aimer cette époque où les choses vont trop vite. Il aimerait aller au salon de l'IA. Il redoute l'avenir pour ces enfants. L'Europe n'a pas été une bonne chose : on a perdu beaucoup en termes de pouvoir d'achat. Kossowski est un bon maire. Il a eu l'occasion de fréquenter Sarko lors de la remise de la Légion d'Honneur à un de ses patrons. "Sarko, c'est un mec intelligent, et drôle." Fabrice est béconnais depuis toujours. Il est né en 65. (Le Marseillais, lui, vient d'avoir 65 ans). Il a vu Courbevoie changer. Avec Pascal ils se remémorent ce bar qui était à la place de la banque, juste en face : « Le Renaissance ». « Jeune, Johnny Hallyday qui squattait de l’autre côté de la voie ferrée chez un pote venait y boire des coups » nous dit Pascal. Il parle de cet autre bar de l'autre côté de la voie ferrée, « Le bouquet des bières », où il a le souvenir d'avoir vu une DS passer, les vitres se baisser et des tirs de pistolet en rafale. "Y'avait des bandits, à cette époque et des vrais !". Et puis cet autre bar, un « bar à putes », « Les tonneau », un peu plus loin. Fabrice rappelle qu'ici, à Bécon, il y avait tout un tas d'ateliers et d'usines. Des garages avec de belles voitures. Pascal se souvient, avec des yeux qui pétillent, d'un garage bourré d'américaines (des voitures). Le Marseillais est moins bavard que ce qu'on m'avait prédit. Ce sera pour une prochaine fois.
C'est ainsi que les hommes vivent.
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