mercredi 30 novembre 2022

Quand tu écouteras cette chanson

Le 18 aout 2021, Lola Lafon, la romancière de "La Petite Communiste qui ne souriait jamais", a passé une nuit entière, seule, au musée Anne Frank d'Amsterdam, dans l'Annexe où survécut, durant deux années, 765 jours exactement, cette jeune fille de 14 ans dont le journal est mondialement connu ; cloîtrée dans 40 m2 avec ses parents, sa sœur Margot et 4 autres personnes qui les rejoignirent un peu plus tard. Seul le père, Otto Frank reviendra vivant des camps de la mort.

Pourquoi ce désir d’affronter cet espace vide ? Il s’agit d’une démarche personnelle, qu’elle ne peut pas expliquer : « ce projet d'écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu'il s'est matérialisé, il y a quelques semaines. Une nuit d'avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être dans mon sommeil, surgissent de l'enfance. Anne. Frank." Elle ajoute un peu plus loin : "Ma mère a été cachée, enfant pendant la guerre. Je suis juive. Mais je crois que tout ceci est sans importance, ou du moins, ça n'est pas suffisant pour expliquer ma volonté d'écrire ce texte." 

Elle formule quand même une raison, liée également à son enfance : le souvenir d'un jeune cambodgien de 15 ans, rencontré par hasard à Bucarest au printemps 1976 (elle n'a que 8 ans) et avec lequel elle échangera quelques lettres alors qu'il est sur le chemin d'un exil définitif et meurtrier au Cambodge, alors aux mains des Khmers rouges.

Ce n’est qu’à la fin de la nuit, à la dernière heure, que Lola Lafon parviendra à oser pénétrer dans la chambre vide d'Anne Frank, et s’asseoir à même le sol ;  "Comment marcher sur des traces sans les effacer ?"

Le livre nous fait partager certains aspects ignorés (ou oubliés ?) de la personnalité et de la vie d'Anne Frank. Il ajoute au récit de celle-ci, tout ce qu’elle n’a pas pu écrire dans son livre : le calvaire des trajets de 3 jours sans manger ni boire entassés dans des wagons à bestiaux vers les camps, l’humiliation continue, le froid, la faim, les poux, le typhus, la perte de tout espoir, l’agonie. 

Il nous questionne aussi sur le besoin que certaines personnes ont d'écrire, sur la notion de "bon goût", sur le négationnisme, la peur, sur la monstruosité de l'homme tout autant que sur sa grandeur d'âme (5 personnes ont aidé les Frank durant les 2 années de l’Annexe), sur le droit à l'irrévérence, sur l'absence, ... Les mots sont justes, les phrases chargées d’une émotion comme charnelle.

En exergue, ces mots du philosophe humaniste Georges Steiner : « Les hommes sont complices de ce qui les laisse insensibles ».

 Un livre magnifique.

 

samedi 26 novembre 2022

Le canard siffleur mexicain et Justice Indienne


Je ne suis pas un spécialiste du roman policier voire un inculte de cette littérature. Heureusement, j’ai une connaissance récente, ancien libraire devenu kiosquier dans un Relay H (et donc vendeur aussi de livres et pas seulement de revues ou de magazines), qui tente de m’initier à la chose. Premier conseil : « Le canard siffleur mexicain » de James Crumley que j’ai lu avec un bonheur inégal, me perdant par moment dans les personnages et les situations. Deuxième conseil : « Justice indienne » de David Heska Walbli WEIDEN (ouf !) qui donne une description des réserves indiennes et de la situation des amérindiens très interessante (même si elle est souvent désespérante), nous fait partager la culture indienne et sa proximité avec la nature et les esprits, met en scène des personnages que la vie n’a pas épargnés (en particulier le héros Virgil Wounded Horse) ou de fieffés salopards, mais prend un peu de temps pour délivrer sa dose d’adrénaline et du suspense (à partir des pages 280) ; c’est quand même un peu de ces substances que l’on recherche dans ce type de lecture, non ? Et c’est vrai que ça commence formidablement bien avec cette scène dans laquelle Virgil démolit un gros mec répugnant et violeur de gosses. Mais, on « quenouille » un peu par la suite … jusqu’à la page 285 pour être précis (le roman en comporte 375).

Je vais poursuivre mon éducation du roman noir en alternance avec des romans … comment appelle-t-on d’ailleurs les romans qui ne sont ni noirs, ni policiers, ni historiques, ni d’aventures, ni, ni ? Le roman ?

mardi 22 novembre 2022

Médiathèque de Grasse


Le Prix de l'Equerre d'Argent 2022 décerné à la Médiathèque Charles Nègre de Grasse des architectes Emmanuelle et Laurent Beaudoin, associés à Ivry Serres, couronne un édifice d'une expression plastique rare, sans "expressionisme", ne relevant d'aucune catégorie stylistique particulière si ce n'est celle d'une architecture essentielle

Le travail de composition à 8 mains, si l'on ajoute celles de l'ingénieur-architecte Jean-Marc Weill, concepteur technique de la remarquable façade en très fines "tiges" de béton blanc, témoigne d'une complicité fructueuse entre architecture et structure et de ce travail circulaire* dont parle Renzo Piano.

Comment ne pas citer également Paul Valery et son Eupalinos ou l'architecte et sa tripartition des édifices dans la ville : "les uns sont muets ; les autres parlent ; et d'autres enfin, qui sont les plus rares, chantent." Cet édifice compose et interprète. 

Ou même encore, pour pousser la poétique un peu plus loin (dans ces temps de disgrâce, on peut s'offrir ce luxe), cette référence au temple d'Hermès, d'une délicatesse telle qu'Eupalinos le compare à "l'image mathématique d'une fille de Corinthe, que j'ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné."

Il y a effectivement de la Mathématique dans ce projet ; la plus pure, celle d'une démonstration d'une évidente complexité.

Les premières photos de la médiathèque de Grasse dont j'ai pris connaissance en début d'année m'ont immédiatement interpellées (il y a comme ça quelques rares bâtiments : les Thermes de Vals, le Pavillon de Barcelone, la Médiathèque de Sandaï, la Casa de Musica, l'AquaTower à Chicago, l'auditorium de l'université d'Alvar Aalto à Helsinki, la Fondation Cartier boulevard Raspail, ...). Au fur et à mesure que je voyais publier d'autres photos, mon enthousiasme pour ce bâtiment allait croissant. Je le partageais avec des amis jusqu'à souhaiter même qu'il figure au palmarès de l'Equerre d'Argent, et à la place d'honneur. C'est chose faite et c'est formidable pour ses concepteurs et pour l'architecture. 

Grasse touché par la grâce ?


*"La technique ne vient pas avant l'architecture, c'est un travail circulaire."

Les années

Ce « roman autobiographique impersonnel » comme il faudrait le qualifier, si j’en crois Annie Ernaux et les critiques, se lit comme on pourrait feuilleter un éphéméride qui dévoilerait, non pas les événements à venir, mais ceux du passé. Pour ceux qui comme moi ont assisté - pour ma part, davantage comme spectateur qu’en tant qu’acteur - à la plus grande partie de ce « défilé », ce livre peut laisser plusieurs impressions. Tout d’abord celle d’une accélération de l’histoire : la guerre de 39-45 se révèle ainsi comme le déclencheur probable de ce qui ressemble par moment à une fuite en avant du train de la société, et ce, dans tous ses « compartiments » ; une ambivalence : les événements, les attitudes, les modes paraissent à la fois d’un autre temps et tellement proches, comme si cette accélération avait aussi provoqué une contraction du temps ; une certaine inanité (si l’on est pessimiste) ou un détachement (version optimiste) en ce qui concerne toute cette « agitation » de la société : mais qui peut croire, en définitive, que le fétu de paille peut librement s’orienter dans le courant d’un torrent ? ; d’une mise à nue de l’auteure qui ne va pas jusqu’à la provocation extrême de « La vie sexuelle de Catherine M. », mais qui partage, parfois crûment et plutôt fréquemment, ses pulsions sexuelles ainsi que l’état du fond de sa culotte (pour parler trivialement).

« Les années » représente un formidable témoignage d’ordre sociologique, porté par une subjectivité de militante, sur presque 60 ans de vie française. 

Comment ce livre peut-il intéresser et « parler » à un lecteur étranger ? C’est un peu un mystère, mais sans doute pas, puisque que « Les années » est considéré comme le chef d’œuvre de la toute nouvelle Prix Nobel.

Enfin, souvent qualifiée de « plate », l’écriture d’Annie Ernaux m’est apparu plutôt juste, brève et séquencée quand il s’agit de témoigner de l’accumulation des choses, plus ample (mais on n’est quand même pas dans un registre proustien) pour le regard porté sur ce kaléidoscope de la vie.

Un livre que je recommanderais aux « étrangers » que sont mes enfants.

mardi 15 novembre 2022

Le mage du Kremlin

Inspiré par Vladislav Soukov qui fut l’éminence grise de Poutine durant environ 15 ans, et surnommé le « Raspoutine de Poutine », Giuliano da Empoli, en fait le « mage du Kremlin » dans son admirable roman éponyme (Prix de l’Académie française et finaliste du Goncourt), en nous plongeant au cœur des arcanes du pouvoir russe, jusque dans le cerveau du « tsar ». Ce roman qui met en scène des personnages existants ou ayant existé, parvient, mieux que certains essais à caractère politique, à nous faire comprendre le « jeu » de Poutine, les raisons historiques, psychologiques (on a envie de dire « pathologiques »), sur lesquelles il fonde sa stratégie. 

Le long monologue de Vadim Baranov (alias Soukov), que le narrateur rencontre mystérieusement dans le palais dans lequel il s’est retiré, constitue l’essentiel du livre. Le « mage du Kremlin », passionné comme le narrateur par l’écrivain Evgueni Zamiatine (1884-1937), inspirateur des dystopies d’Orwell et d’Huxley, va lui raconter toute son histoire, depuis l’admiration qu’il voue à son grand-père - un homme du XIXeme, intellectuel hédoniste que les convulsions de la société russe n’atteignent pas - jusqu’à sa position de conseiller du tsar.

Au fil de ce monologue, c’est un résumé de l’histoire de la Russie, de la chute de l’URSS jusqu’à la guerre contre l’Ukraine, en passant par le délire des années Gorbatchev et Eltsine, qu’Empoli résume parfaitement, dans un style remarquable, mettant en scène le cynisme des oligarques, la violence qui semble inéluctable à l’affirmation puis la consolidation d’un pouvoir dictatorial, et nous révélant les contradictions et les faiblesses de nos démocraties occidentales. 

Le personnage central de ce roman est loin d’être antipathique et sa retraite de la vie politique (voulue ou imposée) confirme la sagesse qui l’anime ; sa fille de quatre ou cinq ans est son seul bonheur : « Tout le bonheur que j’ai connu dans le monde est concentré ici, en un mètre dix de hauteur. »

Si le roman s’achève sur cette note d’un espoir en demi-teinte, c’est que l’auteur nous fait partager la vision très pessimiste que Baranov a du futur, affirmant que la technologie, qui aura effectué sa mutation en une métaphysique, sera demain plus forte que les mesures policières mises en place par les nazis ou le KGB pour contrôler nos vies : « Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenues obsolètes (…) Les flux physiologiques des personnes, y compris leur sommeil, ne possèdent plus de secrets pour eux (les Californiens). Ils ont été convertis en chiffres ; jusqu’aujourd’hui pour générer du profit, à partir de demain pour exercer le contrôle le plus implacable que l’homme ait jamais connu. »

lundi 7 novembre 2022

Une femme

Publié 3 années après « La place » dans lequel le personnage central était son père, « Une femme » est un récit centré sur sa mère. Tous les deux sont morts et pour Annie Ernaux, l’écriture, et ce livre en particulier, peut s’apparenter à cette formule qu’il m’est personnellement difficile de comprendre : faire son deuil. « Mais je n’écris pas sur elle, j’ai plutôt l’impression de vivre avec elle dans un temps, des lieux où elle est vivante. », écrit-elle, pour ajouter un peu plus loin : « dans le vrai temps où elle ne sera plus jamais. » 

Annie Ernaux livre un portrait d’une objectivité sans concessions, sans pathos, mais où la tendresse est toujours à fleur de peau. La lente descente de sa mère vers la déchéance physique et mentale est décrite presque cliniquement, mais on ressent la souffrance de la fille qui voit disparaître la femme « forte et lumineuse qu’elle avait été. »

Annie Ernaux, dans les premières pages, a cette formule : « je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature ». A la dernière page, elle  se défend d’avoir fait une biographie, « ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire. »

Cette défiance vis-à-vis du terme « littérature », chargé d’une certaine épaisseur intellectuelle, n’est-elle pas liée à ce sentiment qu’il est étranger à sa mère et qu’en user serait marquer davantage « l’écart de classe » qui existe entre elles, et rabaisser d’une certaine façon sa mère ?