samedi 27 décembre 2014

"Cien años de soledad" de Gabriel Garcia Marquez



Quel livre ! Une débauche luxueuse de littérature ! Cent ans de la vie de la famille Buendia et du village de Macondo que José Arcadio Buendia devait fonder "bien des années auparavant" ou "ce matin déjà lointain..."
C'est le livre de mille choses ; celui de la solitude bien sûr qui revient comme une rengaine inexorablement liée à la destinée humaine : les 17 fils d'Auréliano Buendia qui arborent "cet air de solitude qui aurait suffi à les faire identifier en n'importe quel endroit du globe." Rémédios la Belle qui "continua d'errer dans le désert de la solitude",  Auréliano Buendia qui "songeait à tous ces changements et, pour la première fois dans le cours silencieux de ces années de solitude...", "la solitude de Rébecca que l'on croyait morte et qui s'était emmurée dans sa maison avec sa servante...", et enfin cette citation : "le secret d'une bonne vieillesse n'était rien d'autre que la conclusion d'un pacte honorable avec la solitude."
La question de l'engagement, l'engagement total, le révolutionnaire, qui dépasse l'homme et le rend inhumain; ce colonel Auréliano Buendia, le héros, qui devient, par la folie de la conquête du pouvoir, "un inconnu d'un autre monde" qui laisse condamner à mort son ami, le général Moncada.
Le va et vient entre les époques rythmé par ces expressions si caractéristiques de "Cent ans de solitude" : "depuis ce jour lointain", "bien des années auparavant", "le jour où il le vit pour la première fois, (...) ce matin déjà lointain", "bien des années plus tard", "et elle continuerait d'y penser chaque jour de sa vie jusqu'à cette aube d'un automne encore éloigné...".
Les odeurs qui envahissent presque chaque phrase, qu'il s'agisse de celles des vivants ou celles des morts. Les prostituées, "des femmes à l'odeur de fleurs mortes", ou une présence identifiée par "l'odeur de sang séché sur les pansement des blessés", ou encore Auréliano José qui présente "une femme exubérante, toute parfumée de jasmin", et puis encore, "l'odeur de Remedios-la-belle qui continue à torturer les hommes au-delà de la mort."
Le livre de la nostalgie également, terme qui revient très souvent : "Confusément, enfin pris au piège de la nostalgie, il pensa que, marié avec celle-là, il serait peut-être devenu un homme qui n'aurait connu ni la guerre ni la gloire, un artisan anonyme, un animal heureux.", et ailleurs : "Car il était parvenu au terme de tout espoir, bien au-delà de la gloire et de la nostalgie de la gloire."
Et puis quelle 1ère phrase ! "Bien des années plus tard, face au peloton d'exécution, le colonel Auréliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l'emmena faire connaissance avec la glace."
Attention : chef d'oeuvre ! A lire et relire sans modération !

"Ce que j'ai voulu taire" de Sandor Marai




L'auteur des "Braises", l'un des plus grands écrivains hongrois du XXième siècle, fut aussi journaliste et témoin de son époque, et en particulier de ces dix années qui prennent leur origine le jour de l'entrée d'Hitler à Vienne et de l'annexion de l'Autriche par les nazis - l'Anschluss - le 12 mars 1938, et qui s'achèvent le 31 août 1948 quand Sandor Marai décide de s'exiler avec sa famille, et de fuir le régime communiste instauré en Hongrie.
"Ce que j'ai voulu taire" ausculte ces années terribles pour la Hongrie et pour les idéaux d'humanisme de Sandor Marai. L'écrivain observe et analyse la montée en puissance des idées d'extrême droite qui puisent leur énergie dans le ressentiment et la haine de l'autre, les mythes historico-nationalistes revanchards, des thèmes religieux exacerbés, face auxquelles la bourgeoisie humaniste de l'époque (et à laquelle Sandor Marai s'assimile) est incapable de proposer une alternative.
Ce témoignage, retrouvé récemment dans les archives de l'écrivain à Budapest, trouve un écho sinistre dans notre actualité politique et sociale caractérisée par la tentation du populisme et de l'extrême droite, et la perte de crédit de la valeur "Démocratie".
Entre essai et roman, servi par une très belle écriture, ce livre n'est pas sans rappeler "Le monde d'hier" de Stefan Zweig, compatriote de Marai et de près de 20 ans son aîné, tous deux contraints à l'exil, le premier en 1933, le second quinze ans plus tard, et tous deux ayant fait le choix du suicide ; Zweig, en 1942 au Mexique, par désespérance par rapport aux évènements engendrés par la folie nazie, et Marai, en 1989 aux Etats-Unis, de douleur après les décès presque simultanés de sa femme et de son fils adoptif, après 41 années d'exil. 

vendredi 12 décembre 2014

INSIDE

Le Palais de Tokyo, ruine moderne bricolée et colmatée avec deux francs-six sous par des architectes spécialistes d'une certaine forme d'Arte Povera, accueille actuellement une exposition dans laquelle cohabitent le remarquable et le moins remarquable. Les œuvres se déploient dans le dédale piranésien de ce vestige de l'exposition universellle de 1900.
Ignorons le pire pour se concentrer sur ce que notre œil mal éduqué et notre cerveau mal cultivé ont pu retenir.
La cabane (forcément au Canada, bien que le cartel évoque un chalet de randonneurs) à l'intérieur de laquelle il pleut des cordes (d'alpinistes) sur du mobilier traditionnel en bois, une suspension lumineuse et une carafe dont le contenu ne cesse de déborder (logique), nous a impressionnés, mon œil, mon cerveau et moi-même.
Une salle entière accueille les dessins animés dégueulasses d'un artiste qui ne manque ni d'humour ni d'imagination. Il nous inflige la vision de corps difformes et boursouflés s'exposant dans des scènettes affreuses. Ce n'est pas de mauvais goût ; c'est LE mauvais goût, sublimé, forcément sublimé.
Un espace saturé de blanc présente quelques sculptures, blanches également, que mon œil et mon cerveau et moi-même avons  délaissées au profit de l'œuvre majeure de cette pièce : le gardien noir, bien vivant, performer malgré lui, qui nous a accordé une photo.
Pour le reste il y a un mec pas brillant, assis par terre dans un réduit glauque, qui dégueule en boucle un mélange jaunâtre marbré de glaires rougeâtres, tant est si bien qu'il en est totalement recouvert, ainsi que l'espace misérable dans lequel il produit ses éructations. Peut-être aussi une place sur le podium du mauvais gout. En tout cas, parfaitement efficace pour écoeurer le bourgeois !
Dans une de ces immenses pièces que le Palais de Tokyo recèle en secret, une décharge plutôt spécialisée dans la récupération de matériaux de démolition de chantier a du céder quelques m3 de son gagne-pain sans prendre la précaution de le ranger un minimum.
Un ours gigantesque et taxidermisé dévoile (si le curieux pousse le vice jusqu'à contourner la bête) un flanc gauche découpé d'une entrée pour accéder dans le ventre de l'animal. Lequel a accueilli une performeuse qui s'y est enfermée pendant 13 jours. Pour les incrédules qui auraient du temps à perdre, ils peuvent rester 13 jours dans la pièce à contempler la vidéo de la performance.

J'allais oublier ce film montrant une vingtaine d'anciens mineurs, le visage armé d'une beauté de souffrance, fiers, les deux pieds incrustés dans un sol de pestiférés sous la croûte informe duquel leurs âmes errent encore, la voix tordue produisant des sons mécaniques en écho à l'univers sonore des entrailles de la terre, quand ils bradaient hier leurs existences pour une survie de misère (ouf !).



J'oubliais encore :
- de nombreux couloirs et escaliers livrés au Street Art avec quelques œuvres prodigieuses.
- un mur de la lapidation au revêtement de carrelage maculé de touffes de cheveux et de traces de sang, que des boules de pierre, projetées périodiquement par une machine à lancer des boules de pierre (ça existe !), fracturent sans pitié.
- un groupe d'humains à poils - des jeunes, des vieux, des athlétiques, des difformes, des hommes, des femmes - se poursuivent dans une pièce carrée en jouant à se toucher en poussant des cris hystériques à chaque contact.
- un homme seul, à poil encore, en noir et blanc, filmé en train de mimer des figures de boxe et se ramasser régulièrement des coups de poing imaginaires qui le projettent au tapis, duquel il se relève pour mimer des figures de boxe et se ramasser régulièrement des coups de poing imaginaires qui le projettent au tapis, duquel il se relève pour mimer...
- des sculptures en marbre reproduisant les cabanes improvisées d'un enfant dans un jardin à la façon des gisants de Joana Vasconcelos à la Punta de la Dogana (mais ici de Ryan Gander).

Conclusion : les voies de l'art contemporain sont impénétrables, mais méritent d'être empruntées.