dimanche 30 novembre 2008

"Le Krach écologique"

"Il est trop tard pour être pessimiste"
Geneviève Ferone, dans "2030, le krach écologique"

Pavillon Suisse à la biennale de Venise 2008

Ecrit dans le pavillon de la Suisse à la biennale de Venise.
"The increasing magnitude and complexity of interactiving lives must make us realize that our future depends upon an understanding and control of our common system - a self-regulating, interdependant, dynamic pattern that moves from yesterday into today and from today into tomorrow." 1972 Gyorgy Kepes

"La Porte des Enfers", "Dans les veines ce fleuve d'argent", "La Reconstruction"

Je m'aperçois que j'ai prétendu placer ce blog sous le signe de la littérature (on va plutôt dire de livres) et que pour l'instant, c'est (presque) le désert...tiens, JMG, notre Nobel, moyen++ ton dernier roman "Ritournelle de la faim" qui (facile) m'a laissé sur ma faim, mais j'attends tellement depuis l'Africain ! Deux livres qui j'ai beaucoup aimé : "La porte des Enfers" de Laurent Gaudet, assassiné par la critique au "Masque et la plume", traité plus bas qu'un Marc Lévy. Juste un passage dans lequl il y a tout le mystère de ce livre : "Parle, mon père, parle une dernière fois. le vent est tombé. L'air est immobile et les oliviers attendent. Tu es là. Tu m'entoures. Il n'y a pas de colère. Tu m'enveloppes avec douceur. Personne ne parviendra à te ramener à la vie. Les morts sont morts et tout doit rester en place. Je me fais à cette idée. Tu m'a donné la vie deux fois et je ne te rendrai rien. Il faut vivre. Et c'est tout." L'autre livre, c'est "Dans les veines ce fleuve d'argent" de Dario Franceschini. L'action se passe en Italie dans une région qui vit totalement au rythme du fleuve qui la traverse. Un jour, un homme décide de quitter sa vie (sa femme, son travail, ...) car il lui faut impérativement retrouver l'homme qui, 40 ans plus tôt alors qu'ils étaient enfants, lui a posé une question qui est restée sans réponse. Mais aujourd'hui, il croit connaître cette réponse.
Un autre livre de Laurent Gaudet "El Dorado" : l'histoire d'un homme, commandant d'un bateau, au large des côtes siciliennes, dont la tâche consiste à araisonner les chaloupes des émigrés clandestins, et qui un jour, après avoir croisé le regard et la supplique de l'un d'entre eux ...pourquoi lui ? ...
Et puis un livre quasi mystique, meilleur à mon sens que "Périphériques" dont on a beaucoup parlé (mais qui m'a un peu ennuyé), il s'agit de "La reconstruction" d'Eugène Green ; un livre sur la mémoire, l'identité, les gens qui se croisent, les passages de la vie qu'on oublie, "la chronique de la réinvention de l'être et du temps" (point de vue des éditeurs). Un passage :"Aucune analyse intellectuelle ne peut percer le mystère de la parole, de la poésie, et peut-être de l'art en général.La seule métaphore qui puisse nous aider à la comprendre, c'est la beauté du monde naturel(...)".
Bonne lecture

Le concert du 26 novembre 2008 à l'Olympia

Ce fut un grand moment. Une salle bondée, pas un strapontin de libre, un spectacle qui démarre sur "Danse me to the end of love" - Cohen a la voix un peu en-dessous de celle qu'il avait à Montreux - et qui s'achève 3H plus tard par un "il y a longtemps que je vous aime" (sur l'air bien sûr de la claire fontaine), chanté avec l'ensemble de ses musiciens et de ses choristes, une 2ème partie qui va crescendo dans l'émotion avec un "Famous blue raincoat" joué solo à la guitare, le Fédora sur les yeux, et puis son recuillement quand les web sisters (2 de ses choristes au côté de Sharon Robinson) reprenne un "If it be your will" dans lequel il y a un concentré de tout ce qu'est Cohen, ou, pour être précis, de tout ce que j'imagine être dans Cohen et qui représente une philosophie de vie, celle à laquelle j'aspire. On dit que Cohen est triste ; c'est une vraie connerie. Il est grave, souvent, profond, amoureux de l'essentiel, juste, humain, spirituel (au sens spiritualité), et plein d'humour (il se moque régulièrement de lui-même et de l'image qu'il s'amuse à entretenir de son personnage... "my golden voice", "I'm your man", ... voir aussi le passage dans le concert où il fait répeter des dizaines de fois à ses choristes un refrain un peu niais en les encourageant par des "c'est délicieux", ou des "encore", "encore", murmurés comme s'il était en train de les conquérir !), et puis il s'amuse avec son âge en sautillant lors de ses entrées et de ses sorties de scène. Bref, vous saviez que j'étais un inconditionnel de ce grand Monsieur, maintenant vous savez que je le suis vraiment. Et je vais vous l'avouer : je n'aurai jamais imaginé, cette fin d'après-midi d'aout 1969, quand mon cousin mit le 33 tours de "Songs from a room" sur l'électrophone de mon oncle dont l'usage nous était interdit, que près de 40 ans plus tard, je serai encore sous le charme de sa poésie.

dimanche 23 novembre 2008

Everybody Knows

A J-3 du concert de Cohen (probablement le dernier - l'ultime - à Paris, je vous propose ma traduction (avec l'aide de Jean Guiloineau qui l'a traduit pour le 10/18) de cette chanson tirée de l'album "I am your man" :

"Tout le monde sait que les dés sont pipés.
Tout le monde conduit en croisant les doigts.
Tout le monde sait que la guerre est terminée.
Tout le monde sait que les braves types ont perdu.
Tout le monde sait que le combat était arrangé :
Les pauvres restent pauvres, les riches encore plus riches.
Ca se passe comme ça
Tout le monde le sait.

Tout le monde sait que le navire prend l'eau.
Toul monde sait que le commandant a menti.
Tout le monde se sent déprimé
Comme si son père ou son chien venait de mourir.
Tout le monde parle à des murs.
Tout le monde veut une boîte de chocolat et une rose à longue tige.
Tout le monde le sait

Tout le monde sait que tu m'aimes, baby.
Tout le monde sait que tu m'aimes vraiment.
Tout le monde sait que tu as été fidèle,
Sauf peut-être une nuit ou deux.
Tout le monde sait que tu as été discrète
Mais il y avait tant de gens que tu devais rencontrer sans tes habits.
Et Tout le monde le sait.

Tout le monde sait que c'est maintenant ou jamais.
Tout le monde sait que c'est toi ou moi.
Tout le monde sait que tu touches à l'éternité
Quand tu as écrit un vers ou deux.
Tout le monde sait que le deal est pourri :
Jack le vieux nègre continue à ramasser le coton
Pour tes noeuds et tes rubans.
Tout le monde le sait.

Tout le monde sait que la Peste arrive.
Tout le monde sait qu'elle se déplace très rapidement.
Tout le monde sait que l'homme ou la femme nus
Ne sont qu'un artefact lumineux du passé.
Tout le monde sait que tout ça est mort,
Mais il y aura un mètre posé sur ton lit
Qui dévoilera ce que Tout le monde sait.

Tout le monde sait que tu as des problèmes.
Tout le monde sait que tu es fichue,
Depuis la croix sanglante au sommet du calvaire
Jusqu'à la plage de Malibu.
Tout le monde sait que les chose se séparent :
Regarde une dernière fois le Sacré Coeur
Avant qu'il explose.
Et Tout le monde le sait.

mercredi 19 novembre 2008

Le blog de Philippe Labbé (mon frère)

Invitation gratuite à aller consulter le blog de mon frère Philippe ; c'est un peu prise de tête, bac + 30, mais on y trouve des choses remarquables (pardon : il n'y a que des choses remarquables !).
Juste faire :
http://plabbe.wordpress.com/

mardi 18 novembre 2008

Mort de François Caradec

François Caradec était un monsieur que je ne connaissais pas avant que son visage renfrogné, armé d'une moustache blanche parfaitement taillée, au traits burinés par la vieillesse - et sans doute la fréquentation assidue des troquets dont il avait produit une géographie en 1986 -, m'apparaisse à la rubrique "disparitions du Monde" ce 18 novembre 2008.
Il avait dit dans un entretien en 2001 : "Je n'ai fait qu'une seule chose dans la vie, c'est lire : il n'y a pour moi qu'une réalité dans la vie, elle est dans les livres. J'ai réussi la seule chose qui me plaisait dans la vie."

Etre moderne par Jean NOUVEL

"Etre moderne c'est faire la meilleure utilisation de notre mémoire et prendre le risque de l'invention." Jean Nouvel

Team 10

"Les architectes sont-ils en mesure de répondre à la demande plurielle de la société ? Peuvent-ils réellement suppléer à la disparition du vernaculaire et encore construire une ville ? Si une société n'a pas de force, comment les architectes peuvent-ils bâtir une contre-force." Aldo Van Eyck (1959)

Parole de Giancarlo di Carlo (architecte de la Team 10 dcd en 2007)

"L'architecture est trop importante pour être laissée aux seuls architectes." Giancarlo di Carlo (1972)

Prise de parole (2)

"Pour le philosophe allemand Peter Sloterdik, le culte du mouvement a envahi le penser et l'agir modernes, où "tout ce qui est arrêté, tout ce qui tient en place, tout ce qui repose sur lui-même et tout ce qui est inutilisé, se rend ridicule". "Comme si elle devait guérir d'une longue maladie, l'époque moderne s'est détachée du monde d'avant amoureux de sa fixité, et elle se réjouit de son nouveau pouvoir de volatiliser tout ce qui était solide, bien établi. Seuls les promoteurs croient encore aujourd'hui à l'immobilier". Auteur inconnu

Prise de parole (1)

"Une partie de l'élite française a perdu son humour de gauche, et a laissé son inconscient de droite reprendre le dessus. Le cynisme est revenu, l'inculture aussi. Une partie de cette élite ultralibérale est d'humeur flambeuse et a perdu certaines valeurs. L'acte théâtral, qui est un acte de réflexion critique, ne l'intéresse pas. Quand elle s'intéresse à l'art, elle se tourne vers les arts plastiques qui peuvent représenter un investissement." François Le Pillouer. Directeur du TN de Bretagne. Le Monde 16-17 mars 2008

dimanche 16 novembre 2008

Pourquoi "Everybody Knows", pourquoi "Pergame" , et pourquoi "shelter" ?

1) Everybody Knows
Vous savez bien entendu qu'il s'agit de l'une des très grandes chansons de Cohen (traduction à venir sur le blog) ; vous connaissez mon respect pour ce très grand Monsieur ; mais au-delà, je trouvais que l'idée de faire un blog correspondait avec cette espèce de révolution de l'information dont une des conséquences positives (on peut rêver ?) serait que l'on ne pourrait plus jamais dire "je ne savais pas" puisque "Everybody Knows"... Bon, c'est un peu prétentieux, mais il faut bien avoir un minimum d'ambition quand on construit un truc comme ça, ou bien on reste devant la télé !
2) Pergame
Je voulais un nom :
  • qui soit beau (je trouve Pergame beau)
  • qui évoque pour moi la beauté (je venais de visiter le musée de Berlin qui présente une reproduction partielle du temple de Pergame)

et puis c'est le 1er nom qui m'est venu à l'esprit.

3) Shelter

C'est un mot qui convient bien à l'écriture. Cohen l'emploie très souvent dans ses chansons. "Abri" : il n'y a plus de danger, il y a la chaleur, l'intimité, la paix, un calme intérieur dans ce mot. C'est ailleurs, à distance du réel ; lequel est à l'extérieur. Et puis l'abri, c'est l'architecture élémentaire, qu'elle soit naturelle ou bien l'oeuvre de l'homme. C'est déjà une promesse d'humanité. J'ai noté que Le Clézio employait le mot "abri" dans son discours pour le Nobel, en parlant de cette "forêt de paradoxes" qui est le domaine de l'écriture : "Ce n'est pas toujours un séjour agréable. Lui (l'écrivain) qui se croyait à l'abri, elle qui se confiait à sa page (...) les voici confrontés au réel (...)."

Voilà, il n'y a plus de mystère.

A propos de "Le roi de Kahel"

Le roi de Kahel de l'écrivain d'origine guinéenne Tierno Monénembo a obtenu le Prix Renaudot 2008.Deux parmi les plus prestigieux prix littéraires ont donc été attribués à des auteurs étrangers ayant fait le choix d'adopter la France comme terre d'exil et d'accueil...et de reconnaissance finalement.Le roi Kahel est très différent de la "Pierre de patience" de Syngué Sabour :
  • les grands espaces de l'Afrique équatoriale / un huis clos dans une maison
  • un fourmillement de personnages / moins d'une dizaine "d'acteurs"
  • l'explorateur colonialo-utopiste issu d'une famille de "capitaines de l'industrie" / la condition de la femme afghane
  • le 19ème siècle positiviste / le 21ème siècle désespérant

Mais au bout, en commun, l'échec et la folie.

Je me suis pris d'une profonde sympathie pour le personnage d'Aimé Victor Olivier (Yémé pour les Peuls et Vicomte de Sanderval pour la maigre postérité), ingénieur de l'Ecole Centrale (mais plus écrivain et poète qu'ingénieur), véritablement "illuminé", amoureux d'une Afrique qu'il a imaginé dans ses lectures d'enfance et les récits de Caillé, incroyablement téméraire, tenace, résistant dans des mondes qui lui sont forcément hostiles (le Fouta-Djalon des peuls et l'administration française de la 3ème république). Il y a une très grande tristesse dans ce livre : on est spectateur de l'échec de toutes les illusions qui ont permis à un homme de vivre.Quelles réflexions apportent ce livre ?- incompatibilité des cultures ?- l'innocence vaincu par le quotidien affairiste ?- ...

A propos de "Syngué sabour Pierre de patience"

Avant-propos :
Les RTT ont du bon, ils (ou elles ?) m'ont permis de lire "Syngué sabour" l'après-midi même de sa nomination, après en avoir fait l'acquisition à la Hune (quel snobisme !) .

L'histoire, qui se passe "quelque part en Afghanistan ou ailleurs", comme l'indique en préface l'auteur, est celle d'une femme musulmane qui veille son mari, allongé sur un matelas posé à même le plancher, gravement blessé d'une balle dans la nuque, et qui va profiter en quelque sorte de cette situation (l'homme est sans aucune réaction, "Maintenant je peux tout faire avec toi") pour enfin parler et livrer tout ce qu'elle a en elle de secrets et de blessures ("Cette voie qui émerge de ma gorge, c'est la voie enfouie depuis des milliers d'année"). Le livre est une sorte de huis clos d'un désespoir qui ne peut conduire qu'à la folie entre cette femme et son mari mourant, dans lequel l'irruption de combattants sauvages et pittoyables ou bien l'histoire sordide d'une tante bannie de tous pour cause de stérilité, renforcent encore ce réquisitoire implacable contre l'homme ivre d'honneur et de religion, sa lâcheté et sa monstruosité.C'est un livre tragique sur la condition de la femme dans certaines communautés. Sans homme, elle est mais n'a pas d'existence ; avec un homme elle existe, mais elle n'est rien.L'auteur dédit ce livre "à la mémoire de N.A. - poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari".Je ne serai pas surpris qu'il y ait des réactions violentes contre ce livre ; qui plus est, couronné par le Goncourt.

Une phrase, dont le style est d'ailleurs assez atypique du reste et que j'ai trouvée très belle : "Sous sa peau diaphane, ses veines comme des vers essouflés s'entrelacent avec les os saillants de sa carcasse".
Et une autre qui traduit la violence du propos : "Dès que vous possédez une femme vous devenez des monstres."
Bonne lecture, sans oublier ce que disait Yéhudi Menuhin :" c'est une défaut humain de penser que le groupe auquel on appartient est le meilleur de tous et que les autres ne valent rien".

Le Grand Inquisiteur de Dostoievski

Ce texte, étrange, d'une profondeur absolue qui parle de la question du mystère dans la foi, de l'infinie bonté de Dieu, du pouvoir, du pardon, ..." L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu.…« Oh ! Ce n’est pas ainsi qu’Il a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, « tel un éclair qui brille de l’Orient à l’Occident ». Non, Il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, Il revient parmi les hommes sous la forme qu’Il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques « ad majorem Dei gloriam ».Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et – chose étrange – tous le reconnaissent.Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache à ses pas.Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion.Son cœur est embrasé d’amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l’amour dans les cœurs. Il leur tend les bras, Il les bénit.Une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements.Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie dans la foule : « Seigneur, guéris-moi, et je te verrai. » Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit.Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage ; on chante, on crie : « Hosanna ! »C’est lui, ce doit être Lui, s’écrie-t-on, ce ne peut être que Lui !Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs.« Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. L’ecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds : « Si c’est Toi, ressuscite mon enfant ! » Et elle lui tend les bras.Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur les dalles.Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore « Talitha koum et la jeune fille se leva ». La morte se soulève, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait déposé dans son cercueil.Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure.A ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur.C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine ; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint Office le suivent à une distance respectueuse.Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent d’un éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s’écarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emmènent.Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin.On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante.L’air est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui.Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit : « C’est toi, toi ? » Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement : « Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs que pourrais-tu dire ? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir : est-ce Toi ou seulement Son apparence ? Mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? Peut-être » ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.A mon humble avis : « Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape : ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins ».« As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens ? » « Non, tu n’en as pas le droit, car cette révélation s’ajouterait à celle d’autrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre.Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses ; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi.N’as-tu pas dit souvent : « Je veux vous rendre libres ». Eh bien ! Tu les as vus les hommes «libres » ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté : mais c’est fait, et bien fait. Tu ne le crois pas ? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire l’honneur de t’indigner ? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds.Cela est notre œuvre, à vrai dire : Est-ce la liberté que tu rêvais ? »Aliocha l’interrompit : « Il fait de l’ironie, il se moque ? » Pas du tout ! Il se vante d’avoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. « Car c’est maintenant, pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’Inquisition), qu’on peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés : est-ce que les révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu n’en as pas tenu compte, tu as rejeté l’unique moyen de procurer le bonheur aux hommes ; heureusement qu’en partant tu nous as transmis l’œuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ?« L’Esprit terrible et profond, l’Esprit de la destruction et du néant t’a parlé dans le désert, et les Ecritures rapportent qu’il t’a tenté. Est-ce vrai ? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Ecritures, les « tentations » que tu as repoussées ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations… qui résument et prédisent en trois phrases toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine. On ne pouvait pas s’en rendre compte alors, car l’avenir était voilé, mais maintenant, après quinze siècles écoulés, nous voyons que tout avait été prévu dans ces trois questions et s’est réalisé au point qu’il est impossible d’ ajouter ou d’en retrancher un seul mot.Décide donc toi-même qui avait raison : toi ou celui qui t’interrogeait ? Rappelle-toi la première question : tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant : « Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ? » Des siècles passeront et l’humanité proclamera, par la bouche de ses savants et de ses sages, qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; qu’il n’y a que des affamés.… Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assumer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux… En consentant au miracle du pain, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité, savoir devant qui s’incliner. Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner.… Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés : le miracle, le mystère, l’autorité ! … L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : « Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père. » Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité… Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver… Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du cœur ?… Tu n’es pas descendu de la croix quand on se moquait de toi et qu’on criait, par dérision : « Descend de la croix et nous croirons en toi. » Tu ne l’as pas fait car, de nouveau, tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fut libre et non inspirée par le merveilleux… L’homme est plus faible et plus vil que tu ne le pensais… La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimait plus que toi-même ! En l’estimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour.… Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison d’agir ainsi, dis-moi ? N’était-ce pas aimer l’humanité que de comprendre sa faiblesse, d’alléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission ? Pourquoi donc venir entraver notre œuvre ? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même, je ne t’aime pas.Nous ne sommes pas avec toi mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César… En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience… Nous le persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur… Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble, les avait plongés ta liberté. … Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai.… L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dise quelque chose, fut-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit : « Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! »Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. « Le grand Inquisiteur » (extrait des Frères Karamazov)Dostoïevski. Chez Gallimard Page 345 et suivantes Livre V, chapitre V

Génèse


A l'instant de créer ce blog, je me suis demandé : "mais que vais-je bien pouvoir inscrire comme premier message ?" Alors, assez naturellement, l m'est venu l'idée de saisir une Bible et de recopier un des passages de la Génèse qui m'apparaîtrait comme particulièrement adapté à cet instant. Et ce fut donc celui où Eve, en mangeant un fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, créé en quelque sorte la "vraie" humanité. C'est un hommage à la Femme. C'est aussi une distance par rapport au Dieu de la Bible. Je me suis arrêté avant que Dieu chasse Adam et Eve du Paradis terrestre afin de rester (et de commencer) sur une utopie.
"Or le serpent était le plus fin de tous les animaux des champs que l'Eternel Dieu avait faits ; et il dit à la femme : Quoi ! Dieu aurait-il dit : Vous ne mangerez point de tout arbre du jardin ?Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.Mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez point, et vous ne le toucherez point, de peur que vous ne mouriez.Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement ;Mais Dieu sait qu'au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal.La femme donc voyant que le fruit de l'arbre était bon à manger, et qu'il était agréable à la vue, et que cet arbre était désirable pour donner de la science, en prit du fruit et en mangea, et en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il en mangea."