Je ne vais pas commencer ma chronique par mes rencontres au kiosque. Elles viendront plus tard. Ce matin, je vais commencer par hier soir.
Dîner entre amis. Trois couples. Deux intellectuels (je n'y suis pas), une artiste, une coach, mon épouse et moi (ça y est : j'y suis). Une salle au 1er étage d'un restaurant italien proche de la Butte aux Cailles (13ème) ; une salle pour nous six uniquement. Providentiel : mes deux amis intellectuels parlent forts et présentent quelques faiblesses du côté de l'ouïe (seul mot de quatre lettres de la langue française composé exclusivement de voyelles... jeu des 1000€).
Dans l'assiette, que des belles et bonnes choses : frutti misto di Mare, saltimbocca alla romana, entre autres. Dans les verres, un rouge italien puissant et fruité.
Au-dessus de la table, des échanges dans lesquels Deleuze, Michel Serres, Michèle Perrot (historienne du féminisme), Bourdieu, Kant, La Boétie, Spinoza, Gaël Giraud, etc., sont convoqués : que du beau monde ! Le débat tourne autour de l'état de la société, de son avenir, de la perte d'un "régime d'historicité", de nos responsabilités, de l'impact de mai 68 (mes amis intellectuels sont d'anciens trotskystes - repentis), de la montée du racisme, de l'influence des réseaux sociaux, de la notion de "servitude volontaire", etc. Des diagnostics pertinents sur l'état de notre société partagés entre une vision pessimiste et une autre plus optimiste. Débat autour de la question de la "servitude volontaire". La phrase de Giraud - "Nos esprits sont contaminés par l'ivresse du surmenage" - ouvre un champ introspectif : autour de la table, certains sont habités par une soif inextinguible de produire (de l'art, une œuvre théorique ou biographique).
Un constat est fait sur la disparition de la "classe ouvrière" au sens où elle pouvait se définir comme une communauté composée d'individus partageant une fonction productive dans la société (en étaient-ils tous fiers ? Certains, probablement), animés par un certain idéal de progrès, liés par le sentiment d'appartenir à une "classe", c'est-à-dire un sous-ensemble identifiable de la société avec ses codes. Aujourd'hui, les conséquences de la désindustrialisation des années 70-80, la rupture avec le paradigme progrès = bonheur et l'ubérisation de la société, ont supprimé en quasi-totalité la "classe ouvrière". L'individualisme contraint (ou non), l'incertitude dans l'avenir qui pousse au repli sécuritaire, une communication largement sous emprise des réseaux sociaux qui alimente le populisme, renforcent les forces conservatrices et d'extrême-droite (environ 40% des intentions de vote aux prochaines européennes !).
L'antisémitisme : "Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous", écrivait le penseur anticolonialiste Franz Fanon. L'un de mes amis reprend cette phrase pour affirmer que l'antisémitisme constitue le référentiel absolu en matière de racisme. Nous sommes plusieurs à moduler le propos et considérer que c'est "l'autre" (l'étranger de peau, de culture, d'origine) qui représente aujourd'hui l'épouvantail agité par l'extrême-droite. C'est d'autant plus vrai depuis que le RN a opéré sa "dédiabolisation" en participant, par exemple, à une marche contre l'antisémitisme.
Tout celà est bien sérieux. Et dire que d'aucuns prétendront un jour que ces chroniques sont simplement ordinaires. Revenons donc à l'ordinaire.
Quelques coups de pédalier et je fais une entrée (triomphale est un peu exagérée) sur le parvis de la gare de Bécon. Stupeur et tremblements : Pascal a été déplacé de sa place historique ! Le voilà qu'il se retrouve délocalisé sur le versant Ouest du parvis : un crime de lèse-majesté ! Anne-Marie, qui lui tient compagnie, suggère que Jean-Michel acquière des chaises de type "metteur en scène" avec le nom des habitués sur la toile dorsale. Ce serait parfaitement légitime.
Thèmes d'aujourd'hui : le port du casque pour les deux roues, la dangerosité des déplacements urbains à vélo, les assurances privées vs les mutuelles, l'amiante dans les tours, la nouvelle station du GPE (Grand Paris Express) de La Défense, les cathédrales souterraines (toujours à La Défense), l'impact carbone des déplacements en avion, la Turquie (Sainte-Sophie rendue au culte, Ankara, Pergame, Ephèse, ...), les rillons, la tarte au citron et yuzu d'un pâtissier de Tours (contribution au débat de Jean-Michel), le spécialiste des brioches (délicieuses) de la place de la gare de Tours (contribution de ma pomme, mais existe-t-il encore ?), etc.
On ne va pas tout traiter, autrement, cher lecteur, vous risqueriez de décrocher et comme la stratégie gagnante de tout écrivain qui se respecte consiste à tenir son lectorat en haleine, il est indispensable que celle-ci soit la moins chargée possible... Vous me suivez ?
Prenons donc l'impact carbone des déplacements en avion. On peut toujours dire que c'est "peanuts" et que ce n'est pas parce qu'on prend l'avion à titre individuel qu'on contribue à la dégradation fatale de l'environnement. Pascal n'est pas de cet avis et considère que si chacun fait un effort... Il prend l'exemple de 1€. Si 55 millions de français mettent 1€ dans une tire-lire, et bien ça fait une coquette somme de 55 millions d'Euros au bout du compte. CQFD.
On peut procéder du même raisonnement pour une cathédrale composée de centaine de milliers de pierres. L'une seule de ces pierres ne fait pas la cathédrale, mais ne faut-il pas ajuster chacune des pierres pour l'édifier ? Vous substituez collier à cathédrale et perle à pierre, et ça marche peut-être encore mieux.
Maintenant, pas d'illusions : le colibri tout seul n'y arrivera pas. Pire : on n'y arrivera pas sans l'appui de ceux qui polluent le plus ; par "nécessité" économique, par cynisme ou par indifférence. Mon point de vue est que nous n'y parviendrons pas (à limiter les dégâts) sans recourir à un arsenal contraignant (et revoilà les "khmers verts") : limitation des consommation par habitant ou amendes. Il y a bien des sens interdits et des feux rouges. Pourquoi n'y aurait-il pas des mesures qui nous préservent du pire en matière de climat ? Une hypothèse pourrait être que les assureurs fassent pression sur les états pour tenter d'éviter les dérèglements environnementaux à répétition qui leur coûtent (et au final, à nous aussi) un "pognon de dingue".
Bon, on n'a pas dit tout ça lors de notre échange, mais je l'ai pensé bien fort et ça fait du bien de l'écrire.
J'ai omis de dire que j'avais commencé la journée en picorant des petites choses bien savantes dans "Les théories de la surveillance", ouvrage écrit par un habitué du parvis de la gare : Olivier Aïm. Je le considère comme un ouvrage de référence qui traite avec pertinence de nos pratiques addictives des médias. J'ai lu le chapitre sur 1984 et si Wells imagine une société contrôlée par un "personnage" unique, Big Brother, la nôtre, bien réelle, compose intrinsèquement sa société de surveillance ; ce que Bernard E. Harcourt dans "La société d'exposition" décrit très bien : "Aujourd'hui, tout fonctionne au contraire (de 1984) à coups de "j'aime", de "partages", de "favoris", d'"amis" et d'"abonnés". Le terme uniforme bleu et les murs gris de 1984 ont été remplacés par les couleurs vives de l'iPhone 5C - rose, jaune, bleu et vert. (...) ce désir de toujours plus de "j'aime", de clics et de tweets, qui nous expose à nos désirs les plus intimes et nous livre aux technologies de surveillance."
J'ai encore omis de vous dire que Jean-Michel a mis son plan marketing à exécution afin de booster les ventes d'"Abuelo". Il a appliqué sur la couverture du livre exposé dans ses rayonnages un post-it avec une mention du style : "A ne pas manquer et l'auteur vit à Bécon !"
Quel passeur !
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