samedi 28 octobre 2023

Être à la fois spécialiste et pluridisciplinaire : le défi des ingénieurs du XXIeme siècle

 Dans l’entretien publié ce matin dans « Le Monde » de la climatologue Pascale Braconnot traitant de la nécessité d’un lien plus étroit entre la communauté scientifique et la société, outre le fait que tout un chacun, responsable, aide à crédibiliser et rendre intelligible le discours scientifique, j’ai retenu une phrase que j’ai « servi », il y a déjà de nombreuses années à mes amis « ingenieurs-spécialistes » en leur parlant de l’évolution de leur métier : « Cela réclame d’être à la fois pointu dans son domaine, car on ne peut se permettre aucune erreur quand on est en première ligne, mais aussi d’être multidisciplinaire pour pouvoir répondre à des questions différentes sur la transition. »

vendredi 27 octobre 2023

« L’enfant dans le taxi » de Sylvain Prudhomme


 « Je voudrais vivre dans un monde où les choses puissent se dire en face, la vérité s’affronter. Où chacun de nous soit assez libre et fort pour accueillir la liberté des êtres qui l’entourent. » 

Je reviendrai probablement sur ce très beau roman que j’ai lu en 24H, dont les thèmes principaux sont la séparation, les non-dits familiaux, les liens  entre les êtres, le temps.


mercredi 25 octobre 2023

« Les jours sont comme l’herbe » de Jens Christian Grondhal


Le dernier livre de l’écrivain danois Jens Christian Grondhal, l’auteur du sublime « Qu’elle n’est pas ma joie » (cf. Everybody Knows du 2 décembre 2022), est un recueil de six nouvelles dont « Les jours sont comme l’herbe » qui donne son titre au recueil, dont la matière, profondément humaine, mettant en scène des situations plutôt ordinaires, se sublime grâce au talent d’écriture de Grondhal. Les situations ou les thèmes sont ceux-ci : L’amitié entre un jeune danois et un réfugié allemand
  lors de la seconde guerre mondiale, un couple qui ne cesse de se déchirer et dont le fils va créer un squat humanitaire dans un parc urbain, l’histoire émouvante d’une star oubliée, la disparition d’un industriel traité à la manière d’un roman policier, le conflit des générations ou celui d’une certaine méritocratie face à l’arrivisme, ou la vie amoureuse d’une pasteure. Toutes ces nouvelles ont en commun la question de la difficulté des rapports humains, qu’ils s’établissent au sein d’une famille ou dans les rencontres fortuites qui vont conditionner une vie. Mais aussi, chaque protagoniste aura fait un choix, et ce choix conditionnera leur existence.

Extraits :

« L’image que j’avais de moi était comme un mince rideau agité par le vent, parfois, il se soulevait pour découvrir le plus beau des paysages et d’autres fois, il ne révélait qu’un vide gris et sans issue. »

« Je ne suis pas particulièrement bien disposée à l’égard des agents immobiliers. Pour le dire tout net, je les vois comme des bandes de filous qui font rarement plus que remuer du vent et bâcler leur travail pour des honoraires stratosphériques. »

dimanche 22 octobre 2023

LAUDATE DEUM


Quoi de neuf ? Le texte admirable du Pape François « Laudate deum » en libre accès sur internet : whttps://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_exhortations/documents/20231004-laudate-deum.pdf On a souvent reproché à l’Eglise ses positions conservatrices, voire rétrogrades . Aujourd’hui, un tel texte constitue le socle d’un renouveau de la conscience philosophique de l’Eglise. Ce serait dommage de ne pas lire ce texte en entier. Mais , dans cette hypothèse , voici quelques courts extraits qui en résument bien l’esprit : « Nous avons beau essayer de les nier, de les cacher, de les dissimuler ou de les relativiser, les signes du changement climatique sont là, toujours plus évidents. (..) Ces dernières années, de nombreuses personnes ont tenté de se moquer de ce constat. Elles font appel à des données supposées scientifiquement solides, comme le fait que la planète a toujours connu et connaîtra toujours des périodes de refroidissement et de réchauffement. (…) Elles oublient de mentionner un autre fait pertinent : ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une accélération inhabituelle du réchauffement, à une vitesse telle qu’il suffit d’une génération - et non des siècles ou des millénaires - pour le constater. (…) Finissons-en une bonne fois avec les moqueries irresponsables qui présentent ce sujet comme étant uniquement environnemental, “vert”, romantique, souvent ridiculisé par des intérêts économiques.Acceptons enfin qu’il s’agit d’un problème humain et social aux multiples aspects. C’est pourquoi le soutien de tous est nécessaire. Lors des Conférences sur le climat, les actions de groupes fustigés comme “radicalisés” attirent souvent l’attention. Mais ils comblent un vide de la société dans son ensemble qui devrait exercer une saine “pression” ; car toute famille doit penser que l’avenir de ses enfants est en jeu. (…) Cependant, tout s’ajoute, et éviter l’augmentation d’un dixième de degré de la température mondiale peut déjà suffire à épargner des souffrances à de nombreuses personnes. Mais, ce qui compte est une chose moins quantitative : rappeler qu’il n’y a pas de changement durable sans changement culturel, sans maturation du mode de vie et des convictions des sociétés, et il n’y a pas de changement culturel sans changement chez les personnes. »

vendredi 20 octobre 2023

« L’enragé » de Sorg Chalendon

L’enragé c’est lui, Jules Bonneau, alias « La Teigne », colon de la colonie pénitentiaire pour enfants de Haute-Boulogne à Belle-ile où il a été conduit à l’âge de 13 ans pour avoir accompagné deux frères qui voulaient venger leur mère injustement condamnée. De sa famille, il ne conserve précieusement qu’un ruban de soie que sa mère lui a attaché au poignet quand elle est partie, alors qu’il n’avait que cinq ans. Son père, saisonnier agricole et alcoolique, l’a confié alors à ses parents qui l’ont maltraité et ont encouragé son emprisonnement. Car il s’agit bien d’une prison et non plus d’un lieu de rééducation des enfants comme l’imaginaient les promoteurs des colonies pénitentiaires agricoles créées au début du 19eme siècle, sous l’impulsion du magistrat Frederic-Auguste Deretz (1796-1873). Discipline de fer, maltraitance continue, sévices de tous ordres, humiliations, travaux pénibles, pitances sommaires, tel est le régime auquel « La Teigne » sera confrontée durant les sept années de sa survie derrière les murs de la Haute-Boulogne, qui ne firent que renforcer sa haine envers l’institution, ses satrapes et la société en général. C’est donc un fauve qui, a l’occasion d’une mutinerie qu’il a provoquée, parvient à s’échapper. Mais il y a « Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. On longe les côtes à perte de vue en maudissant la mer », surtout si toute la population de l’île, touristes compris, se joint à la police et aux matons, pour se délecter de cette chasse à l’enfant. Un seul fugitif ne sera pas retrouvé. Sordj Chalendon raconte son histoire et il parvient à le faire avec virtuosité tant dans les dialogues que dans le style très nerveux du récit et le choix des mots qui traduisent parfaitement l’extrême dureté des situations, l’inhumanité de ces gens censés rééduquer des enfants qui, pour la plupart, ne sont coupables que de menus larcins ou simplement d’être nés sous une mauvaise étoile. Mais les mots, comme apprivoisés par moment, parviennent aussi à traduire la solidarité, l’amitié et la tendresse. Sorj Chalandon, qui a lui-même été un enfant battu (voir son entretien chez Mollat), a repris en épigraphe, un extrait de « L’enfant » de Jules Valles : « À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents. »

jeudi 19 octobre 2023

Maudit quart de finale !

Depuis 3 jours, je me repasse ce quart de finale dans la tête. On y était, on y a cru et on a le sentiment d'avoir été volé. Dans le stade, certaines décisions nous étaient apparues erronées. On avait quand même été sacrément surpris quand la transformation de Thomas Ramos avait été contrée par Cheslin Kolbe (mais le premier, discipliné, s'était immédiatement replié vers ses camarades sans demander des explications, alors ...) et de voir également tous ces ballons perdus au grattage. Mais il est clair que, même si le geste de Kolbe était légal (ce qui n'a pas pu être prouvé : incroyable !), compte-tenu de son caractère exceptionnel et à ce niveau de la compétition, l'arbitre aurait dû demander la vidéo. Pour ce qui concerne les grattages, les images vidéos ne laissent aucun doute : les Bocks étaient souvent en faute et l'une au moins des pénalités sifflée contre l'équipe de France aurait dû être renversée. Bref, on pourra repasser en boucle ce match, faire tous les décryptages qu'on veut, lire les multiples avis : l'équipe de France a été éliminée de SA coupe du monde et d'une manière litigieuse. On peut raconter que les arbitres ne sont pas infaillibles (j'ai cru lire ça dans un commentaire de Ben O'Keefe, l'arbitre néo-zélandais), il reste que le rugby s'est doté d'un arbitrage vidéo, 250 caméras, un studio avec un matos d'enfer et 2 ou 3 gusses qui sont payés durant 80'pour scruter la moindre image : alors ? Les Bocks ont joué "stratégique" avec leurs coups de pieds entre la chandelle et le dégagement (ça porte un nom mais j'ai oublié de le noter) ; ils ont déployé un jeu très vif, notamment avec leurs arrières et Kolbe nous a fait très mal. Dupont n'était peut-être pas à 100%, mais il a fait le job ; moins flamboyant que ce à quoi il nous avait habitués, mais efficace. Les avants ont fait un très grand match et ont été largement à la hauteur du pack redouté des Bocks, notamment dans les charges et les môles. Chaque équipe a déployé son jeu et elles étaient de force égale. Bon, maintenant on va regarder la suite : Les Blacks contre les Pumas et les Bocks contre le 15 de la Rose. Les pronostics sont largement favorables à une finale Blacks contre Bocks. Et si cette coupe du monde, dans sa dernière ligne droite, nous réservait une surprise inimaginable ? Je dois avouer que ça me plairait bien, même si nous aurions encore davantage de regrets ! Une grande pensée aux joueurs de l'équipe de France qui doivent encore être sous le choc de ce coup de bâton derrière la nuque et terriblement déçus.

mardi 17 octobre 2023

« Entre deux mondes » d’Olivier Norek

Après la dénonciation de l’inertie des puissants à vouloir mettre le monde sur un chemin moins suicidaire, avec « Impact », Olivier Norek, ancien flic et écrivain de talent, s’attaque à la question du traitement lamentable des migrants que la France - mais certainement d’autres pays - réserve à ces milliers de femmes et d’hommes dont la seule faute est d’être nés dans un pays en guerre et de misère.

L’histoire se passe dans la « Jungle » de Calais et met en scène, principalement, Adam, un ancien flic syrien opposant à Bachar-el-Assad, Kilani ; un enfant soudanais qu’Adam a sauvé des sévices monstrueux de la communauté afghane de la « Jungle » ; Bastien, un officier de police qui est affecté à la BAC de Calais et sa famille. Adam est à la recherche de sa femme et de sa fille qui ont dû partir avant lui et sont mortes jetées par-dessus bord par les passeurs, comme on le devine dès les toutes premières pages. Kilani a eu la langue tranchée lors d’un raid de miliciens soudanais, puis a été enrôlé par ces derniers et a connu les horreurs des enfants-soldats, avant de pouvoir s’échapper et rejoindre Calais après un périple où il a subit les pires exactions. Bastien va croiser la route de ces deux personnages, tenter de faire d’Adam un indic, et prendre conscience de ce concentré de misère humaine.

Il y a de véritables « affreux » et des êtres de qualité ; sans manichéisme, car les « causes » de certaines attitudes effroyables sont sans doute à rechercher, sans les excuser pour autant, dans un parcours qui peut rendre tout homme proprement inhumain.

Comme pour « Impact », on ne sort pas tout à fait indemne de « Entre deux mondes » ; ou alors, le cynisme et le déni constituent les deux piliers de votre existence. C’est aussi possible. 

lundi 16 octobre 2023

« Le sermon que je ne voulais pas écrire », par Delphine Horvilleur


Sermon prononcé le 24 septembre 2023.


« Peut-être que je dois commencer ce sermon de Kippour en vous demandant « pardon ». Pas simplement parce que c’est le jour du grand pardon, mais pour une raison plus simple, que je pourrais énoncer en une seule phrase : « J’ai essayé, vraiment essayé de ne pas écrire le sermon que vous vous apprêtez à entendre. Mais je n’y suis pas arrivée. »

Je me suis dit, encore et encore, que ce n’était pas une bonne idée, ­ que je ferais mieux de parler d’autre chose, qu’on risquait de se fâcher… (…)

Chers amis, ce soir, jour solennel de Yom Kippour dans lequel nous entrons, nous sommes précisément à une date anniversaire, connue de tous. Il y a cinquante ans, jour pour jour, à l’office de Kol Nidré 1973, allait débuter dans quelques heures la terrible guerre qui porterait pour toujours le nom de cette journée solennelle : la guerre de Kippour. (…)

Ces derniers jours, en réfléchissant à l’écriture de ce sermon, il m’a semblé que je n’avais pas le choix et que ce soir, je devais vous parler d’Israël… vous parler de cette douleur que beaucoup d’entre nous ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême droite, un messianisme ultranationaliste et, face à cela, pour la 38e semaine d’affilée, des centaines de milliers de personnes dans la rue pour dire leur inquiétude (et c’est un euphémisme) pour la démocratie, leur inquiétude face à la montée du fanatisme religieuse, de la violence politique, la menace pour le droit des femmes, la montée du fondamentalisme qui fait soudain exiger qu’elles se couvrent dans la rue ou s’assoient au fond du bus, qui pousse d’autres à tolérer ou à couvrir la violence de jeunes juifs contre des villages arabes, des attaques contre des minorités. Et la montée de discours de suprématie ou de violences contre la diversité religieuse, contre des sensibilités juives non orthodoxes. Et la remise en question des institutions judiciaires dans leur rôle de contre-pouvoir, la multiplication d’arguments populistes ou de revendications ultraorthodoxes.

Bien sûr, nous sommes nombreux à regarder cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout notre attachement et de notre amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre nous, avec la conviction de notre sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de nos aspirations.


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Je sais par cœur et je connais toutes les résistances et les mises en garde, exprimées par les uns et les autres contre ceux qui expriment depuis la diaspora leur critique du gouvernement israélien. (…)


Pourtant, chers amis, et bien que connaissant tous ces arguments, je me tiens devant vous en cet instant solennel, convaincue que, plus que jamais et peut-être particulièrement ce soir, il nous faut en parler. (…)


Il y a cinquante ans tout juste, Israël encore grisé par les succès miraculeux de la guerre des Six jours, les territoires conquis et la force de son armée, ne s’attendait pas à se percevoir vulnérable, à se trouver désemparé.


A la frontière égyptienne, les combats faisaient rage et, soudain, un homme inattendu a surgi. Il était venu rendre visite aux troupes. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de cette visite, mais vous connaissez forcément cet individu. Il s’appelait Leonard Cohen. Le célèbre chanteur Leonard Cohen a accompagné sur le terrain les troupes israéliennes. Et c’est là que l’homme qui écrira près de dix ans plus tard son célébrissime Hallelujah, a composé un autre air que vous connaissez sans doute. Cette chanson qu’il a écrite pendant la guerre de Kippour, s’appelle Who By Fire ?

Elle dit en substance : « Who by fire ? » qui périra par le feu, et qui périra par l’eau, qui mourra en plein jour et qui une fois la nuit tombée, qui mourra de faim et qui de soif, et la chanson lancinante dit encore et encore. « Who shall I say is calling ? » ce qui signifie en anglais (canadien) « qui dois-je annoncer ? ».


Mais ces paroles, beaucoup d’entre vous les connaissent même s’ils n’ont jamais entendu cette chanson de Leonard Cohen (…) Car ces mots, à peine retouchés, sont tirés du livre que vous tenez entre les mains. (…)


Dans la prière solennelle du Ounetane Tokef, il est écrit : « A Rosh ha-shana, l’arrêt est prononcé et à Yom Kippour, il est scellé ». Et la liturgie hébraïque poursuit ainsi : Mi yihie ou miyamout, comme dans la chanson de Cohen, « qui va vivre et qui va mourir ? » ; Mi bamayim ou mibaesh etc. etc. « qui par le feu ? et qui par l’eau ? qui en son temps et qui bien avant l’heure prévue ? etc. »


Vous le comprenez maintenant : pendant la guerre de Kippour, Leonard Cohen assiste aux combats terribles sur les champs de bataille. Il va alors aller puiser dans la liturgie de Kippour pour écrire l’une des plus belles chansons de son répertoire, une réflexion sur la vulnérabilité, sur la mortalité et la finitude de notre condition humaine. (…)


Quel rapport tout cela a-t-il avec la question d’Israël, la crise qu’il traverse et le mal-être que beaucoup d’entre nous perçoivent aujourd’hui ? (…)


Nous entrons dans les « jours redoutables » pendant la lecture à la synagogue du livre du Deutéronome, dernier livre du Pentateuque, qu’on appelle parfois le « testament de Moïse ». (…) Et nos sages nous disent : assure-toi de faire dialoguer le message du Deutéronome avec les jours redoutables.


Que dit donc ce livre ? C’est un message que Moïse adresse aux Hébreux, au peuple réuni au seuil de la terre promise ou ils s’apprêtent à entrer. Moïse sait, à cet instant du récit, que lui n’entrera pas en Israël : il est un homme de la Diaspora, il est né en Egypte et il mourra dans le désert. Il ne posera jamais le pied en terre promise. Mais il adresse dans ce livre des recommandations, des mises en garde, depuis la Diaspora aux hommes et aux femmes qui s’apprêtent à s’y installer.

Bien sûr ces hommes et ces femmes devront être forts et combattre, et lutter et mener des guerres pour s’installer, mais ce n’est pas le message que Moïse leur délivre. A la place, il va, encore et encore, insister sur trois idées, ce qu’on pourrait appeler « la leçon du Deutéronome ».


Moïse dit aux Hébreux : « Viendra un jour où vous serez tranquillement installés sur cette terre. Viendra un jour où vous aurez une souveraineté sur ce territoire et, à ce moment-là, plusieurs choses vont vous arriver. »


« D’abord, dit Moïse, quand vous serez propriétaires terriens, vous devrez absolument récolter les premiers fruits de vos champs et, immédiatement, les apporter au Grand Prêtre, les lui donner et vous en déposséder. Et vous devrez alors dire : mon ancêtre était un migrant, arami oved avi. »


Etrange phrase de sédentaire, n’est-ce pas ? étrange façon de célébrer sa récolte que de s’en débarrasser.


Mais ce n’est pas tout.


Deuxième message du livre du Deutéronome, Moïse dit aux Hébreux : « Viendra un jour où vous serez installés sur cette terre. Et vous aurez soudain envie de placer à votre tête un roi, un chef, un leader, exactement comme le font les autres nations. Assurez-vous alors, poursuit Moïse, que ce roi ne soit pas trop arrogant. Assurez-vous qu’il n’ait en sa possession ni trop d’argent ni trop de femmes ni trop de chevaux. »

(…)


Et puis, troisième mise en garde du livre du Deutéronome, et celle-là ne cesse d’être répétée, Moïse dit aux Hébreux : « Il arrivera qu’installés sur votre terre, vous deveniez idolâtres, et que vous rendiez un culte à d’autres divinités locales. » Ces divinités cananéennes, dans le livre du Deutéronome, portent un nom particulier. On les appelle les Bealim. Le culte de Baal est le service d’un dieu cananéen. Oui mais voilà, ce mot, en hébreu, signifie autre chose : « Baal » signifie « propriétaire ». Le culte de baal, en hébreu, est donc littéralement le culte de la possession, de la propriété.

Je m’arrête là un instant pour m’assurer que vous entendiez résonner les mots, qui ne sont pas les miens, mais ceux du livre que nous lisons actuellement dans toutes les synagogues, ces mots qui doivent être lus chaque année, avant d’entrer dans Kippour. Le peuple aux portes de la terre promise et nous, aux portes des jours redoutables, nous devons entendre les mêmes choses :


– Toute souveraineté s’accompagne de menaces, tout simplement parce que toute force et toute installation s’accompagne de menaces : la menace de se croire propriétaire, la menace d’idolâtrer la possession, ou la force militaire, ou la puissance financière, ou le culte du chef…


– Et puis, Moïse enseigne, de façon paradoxale et puissante, que la première chose que peut faire un propriétaire sur la terre est d’être prêt à renoncer à une partie à sa propriété, de donner un peu des fruits de son champ, et de se souvenir de sa migration, c’est-à-dire de sa fragilité et de tout ce que ses ancêtres n’ont pas possédé.


Et tandis que je lis ces textes, semaine après semaine à la synagogue, je ne cesse de penser à ce qui déchire aujourd’hui le peuple d’Israël et ce pays qui nous est si cher. La façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes-clé, s’est donné un nom étrange : le parti d’Itamar Ben Gvir s’appelle Otzma Yehudit, « la puissance juive ». Mais de quelle puissance est-il question ? où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ?

Et voilà comment des leaders politiques affirment aujourd’hui représenter les valeurs juives, défendre un Etat juif, quitte à ce qu’il ne soit pas démocratique, en habillant leur judaïsme de noms ou de discours qu’on pourrait aisément qualifier de problématiques pour une certaine sagesse juive biblique ou rabbinique. Une sagesse de la vulnérabilité et une conscience d’un dialogue nécessaire, en nous, entre puissance et impuissance.


Et je sais ce que certains pensent ici, ou diront sans doute : Israël est menacé, et n’a peut-être pas le luxe d’être impuissant, faillible et vulnérable. Il se doit d’être fort et engagé dans un combat de survie depuis des décennies… Certes et pourtant, par-delà cette menace extérieure, il en est une plus terrifiante encore, celle que nous a déjà enseignée l’Histoire.


Car cette situation n’est pas sans précédent historique. A deux reprises déjà, les Juifs ont connu une souveraineté sur la terre d’Israël et ont dirigé une forme étatique, à savoir un pouvoir politique, une continuité territoriale, une armée, et tout ce qui construit une souveraineté pleine et entière.


Petite leçon d’Histoire.


Il y a près de trois mille ans, fut établie la toute première souveraineté juive en Israël : une continuité territoriale, une armée, un chef on ne peut plus connu. Ce roi s’appelle David et, après avoir vaincu Goliath, il instaure un royaume qui unit les territoires de Judée et d’Israël, et il fait de Jérusalem sa capitale. David règne trente-trois ans sur Jérusalem, son fils Salomon prend sa suite et assoit son pouvoir pendant quarante ans. Le royaume est puissant. Le fils de Salomon, un certain Rehovoam prendra la suite du leadership – c’est la troisième génération à connaître le pouvoir et l’installation. Sous son règne, les tribus d’Israël se déchirent, le peuple s’affronte… Et voilà qu’en l’espace de deux ans, deux ans seulement, les royaumes de Juda et d’Israël deviennent ennemis et se séparent l’un de l’autre. Fin de la première souveraineté juive sur le territoire complet. Se sont écoulés seulement soixante-quinze ans.


Mille ans plus tard environ, s’érige une deuxième souveraineté juive : les rois Hasmonéens règnent sur le pays, les héritiers des Maccabim et de l’histoire de Hanouka. Cette monarchie fondée en – 140 de notre ère installa une pleine souveraineté, riche et puissante. Elle durera jusqu’en – 63 lorsque, après des combats internes de la population juive, Pompée et les Romains prennent le pouvoir sur Jérusalem. Fin de la souveraineté ; soixante-dix-sept ans se sont écoulés.


Et il faudra attendre 1948 pour qu’une troisième souveraineté voit le jour, celle de l’Etat d’Israël que nous connaissons.


Mais écoutez résonner ces chiffres terrifiants : la première souveraineté a duré soixante-quinze ans, et la deuxième aussi, à deux ans près.


Et voilà que la troisième est rongée aujourd’hui par les mêmes affrontements, de mêmes fanatismes qui surgissent, des visions du monde, du judaïsme et du sionisme qui ne parviennent à se réconcilier. Et voilà qu’Israël a 75 ans, l’âge où toutes les souverainetés précédentes se sont effondrées. Existe-t-il une malédiction ? Sommes-nous tragiquement condamnés à répéter un scénario catastrophique ? (…)


Pardon. Je voulais tant ne pas écrire le sermon que je viens de prononcer. Mais je n’y suis pas arrivée. Je crois qu’un défi nous est posé à tous aujourd’hui. A ceux, bien sûr, qui vivent là-bas et qui doivent trouver comment vivre ensemble, mais aussi à nous qui vivons loin de là, qui avons l’avenir d’Israël à cœur, et qui avons le devoir, me semble-t-il de faire résonner la voix du Deutéronome, celle de Moïse qui, depuis la Diaspora, s’adresse à un peuple en chemin vers l’installation.


Et peut-être lui dire, hors de l’Etat d’Israël : « Il arrivera qu’une fois installé sur ta terre, tu te croies fort mais que, soudain, tu perçoives tes brisures… il arrivera que résonnent des voix apparemment irréconciliables, des tribus qui se détestent et aspirent à se séparer, et tu devras alors, plus que tout, chérir non pas la force mais la faille, non pas chercher l’unité, mais respecter les voix dissonantes qui résonnent en ton sein et qui pourront encore trouver un chemin de dialogue. »


C’est ce même enseignement qu’à sa manière, un homme nommé Leonard Cohen, qui n’était pas combattant de l’armée israélienne, est venu faire résonner aux oreilles de soldats sur un champ de bataille, il y a cinquante ans. Soyez conscients de votre force, mais aussi de votre fragilité.


Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. (…)


Bien plus tard, ce même chanteur écrira un extraordinaire Hallelujah et bien d’autres chansons qui sont, à mon sens, de véritables prières….  Une d’entre elles dit la chose suivante : « There is a crack in everything, that’s how the light gets in… », « il y a une brisure dans chaque chose, mais c’est là que la lumière se faufile ».


Au cœur de l’obscurité de la nuit de Kippour, au cœur de l’obscurité du monde qui nous entoure, assurons-nous où que nous nous trouvions de laisser un peu de lumière nous traverser, traverser nos doutes et nos convictions.


Puissions-nous être inscrits dans le Livre de la vie.

vendredi 13 octobre 2023

Le Château des Rentiers », d’Agnès Desarthe


Le fil conducteur du dernier roman d’Agnes Desarthe, « Le Château des Rentiers », est ce projet, né au sein d’un groupe d’amis alors qu’ils n’avaient que 25 ans, de conception d’un habitat collectif qui les accueillerait, le jour où ils seraient vieux ; une sorte de phalanstère, à l’image de cet immeuble du XIIIème arrondissement que les grands-parents de l’auteure, avec tous les amis qu’ils sont parvenus à convaincre d’investir, ont fait construire dans les années 70, au 194 de la rue du Château des Rentiers. 

Autour de ce fil conducteur - projet qu’elle porte seule, un peu secrètement - Agnès Desarthe vient greffer une série de récits puisés dans ses souvenirs d’enfance, dans l’histoire de sa famille (une famille juive, avec le tragique que chacune porte en elle et tout le « patrimoine culturel » traduit dans la cuisine, les rites, les éléments de langage, etc.), mais aussi dans ses relations amicales, son vécu d’écrivain et les anecdotes associées à des rencontres à l’occasion de la présentation de ses œuvres. Elle convoque régulièrement le fantôme de ses aïeux, et en particulier sa grand-mère, Tsila, qu’elle interroge, comme elle interroge « Alterego », son double, dans des dialogues introspectifs et souvent oniriques. « Le Château des Rentiers » ce « moment-lieu où il est possible de vivre en espérant », Agnès Desarthe l’a imaginé pour conjurer la vieillesse et la mort : « Quand j’allais manger du gâteau au noix au Château des Rentiers, je croquais la génoise de l’immortalité », écrit-elle. Car le roman est parcouru par la hantise de la déchéance qui paraît inéluctable pour une génération qui va vivre plus vieille, une « génération (qui) a vécu dans un confort tel que la vieillesse a cessé d’être un privilège - le privilège de ceux qui s’en sont sortis, qui ont échappé à la mort. »

Réduire le roman à son côté sombre serait injuste ; le souffle de la vie, du bonheur, le parcourt, servi par des passages d’une grande poésie.

Et enfin, ce bel ode aux livres et à l’écriture : « C’est justement ça qui est beau avec les livres, la tentative désespérée, ce grand pas impossible vers l’autre, au-dessus du gouffres qu’il sépare les êtres. On ne le franchit jamais vraiment, mais c’est l’élan qui compte. Comme pour l’utopie. »

Au final, un très grand livre, de ceux dont on se dit qu’on l’a lu trop rapidement et que, derrière une certaine modestie de l’écriture et du récit, se cachent des pépites de cette matière que l’on peut nommer « Humanité ».

jeudi 12 octobre 2023

« IMPACT » d’Olivier Norek


Un polar qui dénonce la responsabilité des grandes entreprises pollueuses et la compromission des grandes banques, dans la destruction de la planète, ce n’est pas banal, et écrit avec talent, c’est sans doute encore plus rare. 

Solal est un ancien baroudeur de l’armée dont la fille est morte quelques heures après sa naissance d’une fibrose pulmonaire due à l’action de toxiques environnementaux. Le père, inconsolable, se transforme alors en activiste résolu, par tous les moyens y compris la prise d’otage et le meurtre, à tenter de changer la marche du monde. Il crée pour cela une organisation, Greenwar, dont le sigle est la figure d’un panda balafré, et utilise les réseaux sociaux pour alerter le monde sur la responsabilité des puissants dans l’écocide en cours.

Diane, une profileuse, et Nathan, un capitaine de la DRPJ, sont désignés pour être les interlocuteurs de Solal dans les rendez-vous vidéos qu’il leur soumet. Leurs destins vont basculer.

En alternance avec l’enquête, l’auteur, Olivier Norek, transporte le lecteur aux quatre coins de la planète, au cœur de situations catastrophiques ou ubuesques (la climatonegationiste américaine qui se fait repeindre sa pelouse en vert pour nier la sécheresse, ou le néo-zélandais qui acquiert un bunker à 128m sous terre au sein d’une « Gated community »), en relation avec le dérèglement climatique.

Même si Norek-Solal n’est pas loin d’épouser les thèses des collapsologues, la fin du roman laisse entrevoir la lueur d’un espoir.

Les dernières pages du livre comportent un appendice documentant les sources dont l’auteur s’est servi pour nourrir les propos de ses différents personnages et faire état des événements dramatiques liés au dérèglement climatique qu’il met en scène.

Lecture édifiante (chacun donnera sans doute le sens qu’il veut à ce qualificatif).

mercredi 11 octobre 2023

« Que notre joie demeure » de Kevin Lambert


J’ai fini (achevé ?) « Que notre joie demeure » de Kevin Lambert, jeune auteur canadien de 30 ans, il y a déjà plusieurs jours et je m’interroge encore sur ce livre qui fut retenu dans la première sélection du Prix Goncourt. Suis-je passé totalement à côté ? Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ? Enfin, de quel(le) « starchitecte » s’est-il inspiré ? Concernant cette dernière question, elle me semble légitime, car il n’est pas anodin de choisir comme personnage d’un roman une « starchitecte » femme, sachant qu’il en existe très peu. Je n’en vois à ma connaissance que 7 : Zaha Hadid, Jeanne Gang, Kazuyo Sejima, Amanda Levete, les soeurs Grafton et, pour la France : Odile Decq. 

« Weird » (bizarre en québecquois), est l’adjectif que pour ma part j’associerais à ce livre.

« Résumé » : Céline Wachowski est une architecte canadienne francophone, fondatrice et dirigeante de la société « les Ateliers C/W » cotée en bourse. Elle est célébrée dans le monde entier et couronnée par les plus grands prix d’architecture. Milliardaire, elle dispose d’un avion privé, de plusieurs résidences luxueuses et de tous les numéros de portable des gens qui comptent dans les milieux de la politique ou de la finance. Elle est même l’héroïne d’une série à succès sur Netflix ! C’est une « starchitecte », ainsi que l’on surnomme ceux qui appartiennent au gotha de l’architecture, dont les œuvres reproduisent aux quatre coins de la planète ce qu’il est convenu d’appeler le « syndrome de Bilbao » (l’édification d’œuvres architecturales capables de générer à elles-seules des flux importants de touristes en même temps qu’elles satisfont les pulsions narcissiques de leurs commanditaires, édiles ou puissants de ce monde).

Céline W. diffuse par ailleurs un message relayant tous les poncifs de ce que certains dénomment la « bien-pensance » : attention aux plus démunis, à l’environnement, à l’impact social du bâti, à l’excès de gentrification, etc.

Le « problème » est que sa fortune est largement consolidée par des placements financiers dont les conséquences sur le plan social sont en contradiction avec ses prises de position « généreuses ». 

Ce qui va renverser le cours des choses, c’est le fait qu’elle va concevoir le siège de « WeBuy » (un GAFA ?), parangon de société ultra-capitaliste, qui plus est au Québec, son pays d’origine dans lequel elle n’a jamais travaillé.

Une journaliste s’empare du sujet et dénonce sans nuances les contradictions de cette « suppo du capitalisme ». S’en suit un déchaînement de violences - notamment via les réseaux sociaux - et sa mise au ban de la société ; son conseil d’administration, au plus fort de son courage et en voyant le cours des actions de l’agence dégringoler, la démet de toutes ses fonctions. 

Cette « descente aux enfers » de Céline W. s’accompagne d’une introspection générale : sa réussite, ses engagements, ses contradictions, ses relations et le degré de fidélité de ses amis. Fin du « résumé ».

Le lecteur est convié à l’observation (il y a un côté voyeur) du petit monde qui gravite autour de Celine W. ; avant le drame, dans une sorte de bulle où se côtoient toutes les figures d’une intelligentsia boboïsée, puis durant et apres la chute, et ce, de l’intérieur, puisque le narrateur fait comprendre par endroits qu’il est témoin direct des scènes dont un grand nombre (c’est mon avis) se perdent dans l’anecdotique, l’entre-soi d’un microcosme architectural largement fantasmé, ou dans des considérations générales et confuses d’ordre sociétal. 

Le tout est servi dans un style « Weird » dont le rythme s’assimile à un dispositif et qui alterne, sans véritable logique, de longs passages ponctués exclusivement de virgules, d’autres composés de phrases courtes et d’autres encore où le point-virgule semble érigé en principe.

Extrait assez édifiant : « Dans le noir, des certitudes nouvelles tentent de pénétrer son crâne prêt à fendre, Céline a trop bu et sent des fureurs monter en elle. Elles les contient toutes, elle retient ces affects qu’elle n’ose pas laisser accoster sur les berges de son langage. »

« Weird », et même un peu « tannant » (dérangeant), cette citation de Balzac au détour d’une phrase sans références à l’auteur de « La Comédie humaine » : « Le secret des grandes fortunes est un crime oublié parce qu’il a été proprement fait. »

Lambert dénonce les dérives de notre société, mais caricature ceux qui s’y opposent qui relèveraient exclusivement de deux catégories : une sorte de « Gauche caviar » ou une « ultra-gauche » hystérique.

Bref, un livre qui m’a globalement déçu, sans doute parce que j’en attendais davantage. Point positif : on y apprend un peu d’argot québecquois …