dimanche 31 décembre 2023

Les vœux intranquilles de Camille Etienne

Je n’écouterai pas ce soir les vœux du président officiel. Ils sont comme les chartes d’entreprise affichées en grosses lettres dans le hall des sièges sociaux, ou imprimés sur les premières pages des rapports RSE (des mensonges, comme le disait un philosophe spécialisé dans les entreprises). 

Ceux de Camille Etienne me vont parfaitement. Ils sont pleins de fraîcheur, d’honnêteté et d’espoir. Ils foutent la pêche car c’est la jeunesse qui parle, et c’est donc l’avenir.


Chers concitoyens, chères concitoyennes, 

Mediapart m’a nommée présidente d’un jour. Présidente le temps d’un discours même, celui-ci. Qu’est-ce que j’aurais à vous dire si je devais présenter mes vœux ce 31 décembre 2023 devant tous les Français et les Françaises ?

Le costume est trop grand, d’ailleurs je n’en ai pas mis. C’est vertigineux, presque autant que notre époque. Alors c’est d’elle que je vais vous parler. Et du vertige qu’elle me donne. 

Je sais que l’on n’a pas l’habitude d’entendre un président dire son trouble et son angoisse, mais ça m’aurait plu, quand j’étais à votre place, d’avoir un président capable d’assumer sa vulnérabilité – comme un humain. Notre époque, donc, quelle est-elle ? Cette année achevée est-elle si inédite ? Je ne serai pas de ceux qui en font un conflit de générations. Un combat de boomers contre millennials sur le ring du temps.

Chaque époque est à la fois une malédiction et une chance, comporte une part de choix féconds et d’erreurs tragiques, charrie son lot d’incertitudes et de violences.

Chaque année nouvelle est donc potentiellement une immense aventure. Qui peut prendre les traits d’une épopée ou d’un naufrage. Cela dépend en partie de nous. 

L’année qui s’achève ressemble à une longue nuit interminable. Mais de l’obscurité, vous avez fait jaillir des éclats. Des nuits debout à demander des jours de repos. Toutes les générations, 64 je crois, sont descendues dans la rue pour réclamer un droit au temps libre, et à finir sa vie dignement. Elles se sont levées contre la capture de nos corps et de notre temps par la mégamachine. Contre l’idée, furieuse, d’en faire des chiffres et des choses, malléables, que l’on exploite comme on exploite la terre.

Certaines terres, justement, ont été reprises. Des mégabassines ont été démontées. Des routes qui nous menaient trop vite vers nulle part ont été entravées. Des industries qui mangeaient notre terre ont su être désarmées. Face à la honteuse direction du monde, il y a eu de petits refus de coopérer et de grandes démissions. 

Nous ne sommes pas victimes de coups du sort ou de notre incurie. Le dérèglement climatique et l’effondrement de la vie sur terre sont d’origine humaine. En sortir aussi. Et, alors que mes prédécesseurs, plutôt que de rogner un petit bout de leur addictif pouvoir criminalisent la possibilité de s’en sortir, rendent illégales les alternatives, ostracisent ce qui peut sauver, vous avez su résister. Ils devront se résigner à ne pouvoir vous dissoudre. 

Malgré cela, 2023 reste un pas de plus dans l’abîme climatique. 2023, c’est l’Australie en feu, le Canada en feu, l’Amazonie en feu, la Grèce en feu, bref le planisphère qui s’enflamme jusqu’à notre porte, et l’odeur des cendres dans la forêt de la dune du Pilat.

« Notre maison brûle » depuis cinq décennies déjà. Quelques pyromanes, dans leurs tours dorées, s’amusent à déclencher des brasiers au pied de nos portes, pour voir, dans les flammes, l’intensité qui manque à leur regard. Ils s’amusent à se réchauffer, pendant que d’autres crèvent de froid sur le trottoir.

Trois mille enfants dorment toujours dans la rue, les Restos du Cœur ont dû faire appel au vôtre, le seul restaurant avec 30 millions de repas en plus qui menace de fermer. « Ça craque de partout », disent les associations qui distribuent de quoi manger, aux femmes, aux enfants, et maintenant aux étudiants. Mais que peut-on apprendre ? Que peut-on retenir le ventre vide ? Ils disent que ça s’aggrave, 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 

Heureusement, ça craque aussi dans le mur de l’impunité, dont les fondations tremblent. Les femmes ont parlé, sont entrées avec fracas dans le silence et lui ont dit de se taire, à son tour cette fois. C’est fini, ça n’existe plus les monstres sacrés, votre monde qui nie le nôtre est terminé. Vous allez devoir composer avec nous maintenant. Enchantée…

En 2023, plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée, c’est 50 % de plus que l’année dernière. Chers concitoyens, chères concitoyennes, notre digne humanité prend la tasse. En regardant ailleurs pendant que les corps se noient, nous échouons au plus élémentaire test moral : celui de reconnaître un frère, une sœur.

Et cet échec, on l’a entériné dans la loi. Nous avons rendu la vie presque impossible à ceux qui fuyaient pour la sauver. Parce qu’« il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre », comme le dit La Cimade, il nous faudra refuser cette direction raccourcie du repli sur soi et de l’obéissance aux fantasmes haineux. 

En 2023, les invisibles du Covid sont redevenus invisibles, il faut croire que l’on avait plus de place pour les applaudissements à la fenêtre et dans les discours entre deux lois immigration, un petit paragraphe c’est tout, quelques petites minutes à accorder aux petites existences. Alors les lits trop pleins de nos hôpitaux ont été remplacés par les lits vides des chambres d’enfants d’Ukraine. Puis on s’en est lassé, on a effacé la case. Il ne manquait pas d’horreur pourtant, mais on était passé de « petites vies » à « vies minuscules », à une couleur près.

Parce que cette année restera à jamais celle où il y a eu le 7 octobre. Les otages et les images de leurs proches qui arrivaient sur nos écrans, leurs regards et leurs visages que la douleur et la peur avaient dévorés. 

Il y a eu le 7 et puis le 8, le 9, le 10, les bombes, les cris, puis l’absence de cris. L’absence de pleurs est pire que les pleurs, la destruction faisait trop de bruit pour qui voulait faire semblant de ne pas l’entendre.

Même à des milliers de kilomètres, même plongés dans le noir, même sans réseaux de communication, même pour ceux qui ne voulaient pas en parler, un enfant palestinien meurt toutes les dix minutes à Gaza. Toutes les dix minutes, c’est le temps qui sépare le début de mes vœux de leur fin. Une vie d’enfant gazaoui.

Profitant de nos colères toutes mélangées, le racisme – dont l’antisémitisme et l’islamophobie sont des visages – s’est par ailleurs engouffré dans la brèche. Il s’est invité jusque dans nos rues, sur nos murs, le pas des portes de nos voisins. Si bien qu’en 2023, on a dû marcher à nouveau pour rappeler cette évidence : aucune vie ne vaut plus qu’une autre.

Pendant ce temps, nous sommes trop occupés à nous écharper, coincés dans notre bavardage virtuel où, comme l’écrit l’autrice Lola Lafon« les mots sont devenus des objets », dont on s’empare, qui servent à se signaler, à se faire voir, à vérifier ce qu’on vaut sur le marché de l’opinion : « Êtes-vous pour ou contre la prise d’otages adolescents ? Pour ou contre le bombardement de civils ? »

Dans une feuille de journal, je vois une photo, le mot d’un médecin, sur un tableau qui servait à planifier des opérations : « À qui reste jusqu’à la fin, racontez notre histoire, on a fait ce qu’on a pu, ne nous oubliez pas. » Le tableau était déchiqueté par une explosion, des bombardements de l’armée israélienne quelques jours plus tôt avaient détruit l’hôpital, mais on pouvait encore lire : « Ne nous oubliez pas. »

En ne faisant pas de ces vœux une sinistre liste à la Prévert, combien de souffrances vais-je oublier ? Sans doute celle qui vous semble inoubliable, peut-être la vôtre ? Plutôt, laissez-moi vous dire cela.

Il y a dix ans, à ma place, Ariane Mnouchkine commençait ainsi ses vœux : « Je vous souhaite d’être heureux. » À mon tour, je vous souhaite d’être heureux. Je vous souhaite d’être heureux, mais en a-t-on encore le droit ? Dix ans après, en 2023, est-ce bien acceptable, est-ce bien correct de vous souhaiter d’être heureux ?  

Une fille de mon âge, pour peu qu’elle soit née à Gaza, au Congo, au Yémen, ne pourrait s’autoriser une pensée aussi large qu’une année, quand une simple nuit n’est pas certaine d’advenir. Alors n’est-il pas trop injuste d’être joyeux ? Sans se laisser rattraper par la coupable crainte que nos rires deviennent indécents, notre joie insultante, nos rires, un privilège ?

Et puis, si c’était finalement une résistance moins lâche qu’elle n’en a l’air ? Je pense cette année aux dignes danses des Iraniennes, aux derniers concerts dans les bunkers d’Ukraine, aux poèmes écrits sous les bombes, à l’hommage tout en pas de deux du mari d’Agnès Lassalle, la professeure assassinée dans sa classe, aux dessins gravés sur les murs des camps comme ceux des prisons, aux rires qui désarment les puissants. 

Alors, j’ose vous souhaiter d’être heureux.

Faire de cette joie une résistance qui électrise la froideur et le cynisme d’une époque. De rire même. Je vous souhaite que 2024 soit drôle, remplie de cet humour que Gary définissait comme « l’affirmation de la dignité, une déclaration de la supériorité de l’homme face à ce qui lui arrive ». C’est précisément ce qui semble nous manquer.

Les mauvaises langues diront de janvier qu’il est le mois des souhaits et le reste de l’année ceux où ils ne se réalisent pas. Mais s’il y a bien un soir où l’on peut se permettre les grands mots, quitte à ce qu’il n’en reste qu’un petit élan, c’est maintenant. Alors je vous souhaite…

Je vous souhaite surtout du panache, de l’impertinence et de la dignité. Je vous souhaite de ne pas être d’accord, de rencontrer ceux qui ne sont pas d’accord avec vous, d’y passer du temps, du vrai, en dehors des écrans. Je vous souhaite de vous réconcilier avec les âmes grises, je vous souhaite de vous oublier un peu, d’avoir l’irrésistible envie de penser plus grand que soi, de ne pas prévoir l’avenir mais de le rendre possible.

Je vous souhaite la fougue que Victor Hugo adressait à Gavroche dans ces lignes : « tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise ».

Alors je vous souhaite de tenir bon, de tenir tête, de ne jamais vous laisser aller à l’impuissance, de préserver coûte que coûte le courage de regarder droit.

Et je vous souhaite des choses simples, indémodables comme la douceur, les baignades dans l’eau froide, les cafés chauds et les longues étreintes.

Dans le bruit d’une époque qui sans cesse accélère, je vous souhaite de savoir saisir ce « quelque chose qui se passe », entendre les moments qui sonnent juste au milieu du chaos du monde. Je vous souhaite de voir les chemins de traverse qui court-circuitent les autoroutes qui vont trop vite nulle part. 

Et quand tout semble s’employer à nous fractionner en camps irréconciliables, je vous souhaite d’être solidaires. Aussi ringard ce mot semble-t-il être devenu. Je vous souhaite que votre première préoccupation soit pour celui ou celle qui a posé un genou à terre. Je vous souhaite de ne pas attendre le grand soir pour faire advenir les petits matins courageux. 

Aussi, je vous souhaite de rester intranquilles.

Vous le savez, je suis une jeune présidente et je vous promets cette année encore de faire résolument de mon mieux. Mais si toutefois cela s’avère ne pas être assez, si d’aventure l’exercice de cette fonction endort mon discernement et ramollit mon courage, si ce siège devient trône ou si, par son exigence, j’en viens à être si loin de vous, à ne plus vous connaître, je compte sur vous pour vous soulever, faire par-dessus moi ou vous organiser en dehors.

À tout instant, si mes lois deviennent injustes ou mettent en danger les conditions de vie sur terre, je vous conjure de leur désobéir. Comme le dit le philosophe Claude Lefort, la démocratie fait du pouvoir « un lieu vide », ce qui signifie qu’il est inappropriable et qu’il doit donc sans cesse être remis en jeu, être sans cesse exposé au conflit et à la contestation démocratique.

Je ne suis rien qu’une fonction. Pour qu’elle fonctionne, vous devez en être. J’ai seulement le pouvoir que vous me donnez, et il m’oblige. Si l’État est ce qui tient debout, ne laissez jamais les miens vous mettre à genoux. 

Et surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre presque « au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée, disait encore à ma place Ariane Mnouchkine il y a dix ans, et qu’ils en seront non les rouages muets mais, au contraire, les inévitables auteurs ».

Je vous souhaite donc, pour cette année à venir, d’oser étonner la catastrophe. Nous pourrions être surpris. Et si l’on échoue, l’année suivante se souviendra que nous avons fait ce qui était juste. Et puis si ça ne passe pas, 49-3  !

Enfin, puisque c’est sûrement la seule fois qu’il me sera donné de le dire : chers concitoyens, chères concitoyennes, vive la République et vive la France !

"Les dés" d'Ahmet Altan

 Avec ce dernier roman, qui se situe dans la Turquie du début du 20ème siècle, l'auteur du formidable "Madame Hayat" et de l'émouvant "Textes de prison", livre le portrait d'un homme jeune, Zayia, qui commet son premier meurtre alors qu'il n'a que 16 ans. Il le fait pour venger l'assassinat de son frère ainé, un caïd, auquel il voue une admiration sans bornes. Pour Zayia, c'est une question d'honneur. Ne pas tuer l'assassin de son frère serait une preuve de lâcheté et une humiliation qui retomberait sur toute sa famille. Zayia est insensible à la mort, laquelle vaut mieux que la perte de sa fierté et de son honneur. Seules les femmes parviennent à susciter quelques émotions chez lui qui se traduisent par une certaine gène, le désir froid de la domination, mais peut-être aussi par le sentiment d'une absence quand la jeune fille qu'il côtoie à Alexandrie le quitte définitivement pour aller étudier en Europe. 

Zayia découvre la passion du jeu - les dés - en prison après sa condamnation pour le meurtre de l'assassin de son frère. Une fois libre, il se dérobe à la réalité en jouant au casino de manière compulsive, indifférent au fait de gagner ou de perdre. Cette ivresse du jeu lui permet de croire qu'il échappe à la condition ordinaire de tous ces gens qu'il croise et qu'il hait, car ils sont dépourvus de la seule chose qui compte pour lui : son honneur et son destin qu'il imagine, progressivement, immense.

Ahmet Altan évoque à travers ce portrait le difficile rapport que les codes de la tradition et du patriarcat ont institué entre les hommes et les femmes dans certaines cultures, et certainement encore dans la Turquie actuelle. Il dénonce le danger de la perte de tous les repères de sociabilité qui peuvent conduire à commettre des actes irrémissibles. 

C'est pourquoi, on peut se poser la question suivante : Ahmet Altan a-t-il voulu dresser le portrait-type d'un fanatique - ou même d'un terroriste - pour lequel la soumission à un destin fantasmé et mortifère devient le seul moteur de vie ? C'est probable.

vendredi 29 décembre 2023

« Comment saboter un pipeline » d’Andreas Malm

La question centrale de cet opus jugé « subversif » est la suivante : comment se fait-il que les défenseurs du climat n’aient pas davantage recours à la violence à l’encontre des infrastructures des énergies fossiles ou des instruments qui en dépendent, l’enjeu climatique étant d’une gravité et d’une urgence capitales - la survie de l’humanité -, quand d’autres causes (accueil des migrants, droits des minorités raciales, droit de vote des femmes, etc.) ont dû s’y résoudre après avoir constaté l’échec des actions non-violentes ?

Cité dans le décret de dissolution des Soulèvements de la terre par Darmanin, le livre de l’universitaire Suédois, Andreas Malm, développe une thèse qui n’est en aucun cas une apologie de la violence : « si l'on accepte l'idée que la destruction de biens relève de la violence et qu'elle est moins grave que la violence contre les êtres humains, cela ne condamne ni ne justifie en rien la pratique. Il semble qu'il faille l'éviter aussi longtemps que possible », écrit-il. Mais il dresse un constat, en s’appuyant sur des faits historiques ; celui que les avancées majeures pour les droits humains ou les luttes de libération, si elles ont pu être portées par des mouvements se réclamant de la non-violence, ont toutes été accompagnées, pour leurs victoires finales, par une radicalisation de leurs engagements ; de Gandhi à Martin Luther King, des suffragettes à Nelson Mandela.

Objectivement, sauf à croire à l’illusion de la géo-ingenierie, on ne voit pas très bien quel moyen pacifique permettrait d’adopter les lois indispensables pour changer de paradigme car, comme l’écrit Andreas Malm, « la probabilité que les classes dirigeantes mondiales mettent en place une prohibition mondiale de tout nouveau dispositif émetteur de CO2 parce que les scientifiques le leur demandent, ou parce que des milliards de personnes subiront des dommages terribles si elles ne le font pas, ou parce que la planète pourrait se transformer en serre, est à peu près la même que celle qu'elles s'alignent docilement au pied de la plus haute montagne et commencent à se jeter du sommet. »

Et si nous recherchions tous un « pipeline » - même de faible importance - à saboter ?

mercredi 27 décembre 2023

« Un détail mineur » d’Adania Shibli

«  Ce n’est pas le canon qui vaincra, c’est l’homme », pourrait être le sous-titre de « Un détail mineur », le roman de l’autrice palestinienne Adania Shibli. 

Construit en deux parties, le livre fait référence au viol collectif et au meurtre d’une jeune bédouine de la région du Neguev par des soldats israéliens en août 1948. 

Dans la première partie, on assiste à la description lente et quasi-chirurgicale du contexte dans lequel va se dérouler le drame. On suit, pas à pas, les gestes du commandant de la troupe de soldats. Chaque détail, même anodin et superflu en apparence, participe de la composition d’ensemble de la scène de crime finale. 

Dans la seconde, le livre relate l’ « enquête » menée par une jeune femme palestinienne, la narratrice, interpelée par la découverte d’un article évoquant ce « fait divers » atroce, et saisie par la date de son exécution qui coïncide exactement, à 25 ans d’intervalle, avec celle de sa naissance. Elle cherche à exhumer le point de vue de la jeune fille ignoré dans l’article. On suit donc cette jeune femme qui part en voiture munie de plusieurs cartes dont celle de la région en 1948 faisant figurer de très nombreux villages palestiniens qui n’existent plus, détruits par l’armée israélienne. 

On découvre, au fil du récit, combien la vie des civils palestiniens peut être  conditionnée par les multiples interdits érigés par l’état d’Israel, et combien la peur accompagne chaque acte de la vie ordinaire, comme se rendre à son travail ou se déplacer d’un lieu de résidence à une autre zone. 

« Un détail mineur » est un livre sombre qui tire son titre du fait que la narratrice dit s’intéresser à cet article, davantage par cette coïncidence avec sa date de naissance plutôt que par le crime lui-même : « Il va de soi que la raison pour laquelle ce sujet que j’ai découvert un matin en lisant un article de journal m’a captivée n’était pas liée en soi à l’événement qui y était relaté. Car ces histoires-là sont banales, ou disons que, dans un tel contexte, ce sont des choses qui arrivent, et qui arrivent même tellement souvent qu’elles m’ont toujours laissée impassible. »

Car ces histoires-là sont banales … et pourtant « Ce n’est pas le canon qui vaincra, mais l’homme », comme l’affiche ce slogan de l’armée israélienne sur un mur en ruine, slogan qui résonne étrangement à la lumière des événements actuels et qui, aujourd’hui, pourrait être celui du peuple palestinien.

samedi 23 décembre 2023

"Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andréa

Prix Goncourt de cette année, "Veiller sur elle" est une formidable épopée romanesque qui couvre 80 années de l'histoire de l'Italie du 20e siècle et qui met en scène, au fil de ses 581 pages, une multitude de personnages autour de deux figures principales dont les destins n'auraient jamais du se croiser : Viola, surdouée et fantasque, de lignée princière de la grande famille des Orsini, et Michelangelo Vitaliani, sculpteur de génie à l'égal du grand Michel-Ange, alias Mimo, né pauvre et nain.

L'histoire débute à l'automne 1986. Mimo a 82 ans et il est sur le point de mourir dans une cellule du monastère du mont Pirchiriano dans la région de Turin (le même qui a inspiré Umberto Ecco pour "Le nom de la Rose") ; monastère dans lequel il s'est retiré depuis 40 ans (pour une raison qui ne nous sera connue qu'à la fin du livre) et dont les sous-sols renferment un secret. Mimo est le narrateur de sa propre histoire et dans les tout derniers instants qu'il lui reste à vivre, il va s'en remémorer toute la saga. Orphelin de son père à douze ans - un père qui lui a appris les rudiments de la sculpture -, il est "vendu" par sa mère à un "oncle" sculpteur qui entre au service de la famille Orsini établie à Pietro d'Alba ; c'est dans un cimetière qu'il fait l'apprentissage de Viola, de quatre ans son ainée, elle qui se couche sur les tombes pour écouter les morts parler, qui est atteinte d'hypermnésie et qui ne rêve que de voler avec des ailes inspirées des dessins de Léonard de Vinci, elle, à la fois inaccessible et si proche, sa "jumelle cosmique" ; après être passé par les pires errances et ivrogneries, Mimo triomphe dans les cercles du Vatican et sous l'ère mussolinienne, quand Viola suit un parcours chaotique dont l'aboutissement ne peut être que tragique. De ce tragique et du génie de Mimo naîtra ce qui sera condamné à être exclu du regard des hommes, remisé dans les sous-sols du monastère.

Un "vrai roman" m'a soufflé une libraire dont j'apprécie les recommandations. 

Formidable.

mardi 19 décembre 2023

Les mystères de la fréquentation d'Everybody Knows / The mysteries of the attendance of Everybody Knows

I should want to find an explanation for these attendance peaks of the blog. While the daily flows is on average around thirty views, some days, there are crowds ! In noted the 5 most important :

 J'aimerais pouvoir trouver une explication à ces pics de fréquentation du blog. Alors que le flux quotidien se situe en moyenne autour d'une trentaine de vues, certains jours, il y a affluence. J'ai relevé les 5 plus importants :

- 24/11 : 998 (invraisemblable !)

- 19/10 : 587

- 14/02 : 272

- 16/12 : 228

- 04/05 : 163

I tried to make a connection with the post publication, but it seems that there is no link.

J'ai tenté de faire un rapprochement avec la publication des posts, mais il ne semble pas y avoir de corrélation. 

May be, a reader who whill come here could enligthen me and leave a comment ?

Peut-être qu'un lecteur passant par celui-ci saura m'éclairer et laissera un commentaire ?


lundi 18 décembre 2023

« Échecs » de Stefan Zweig, traduction de Jean-Philippe Toussaint


 « Échecs », traduction de la superbe nouvelle de Stefan Zweig, « Le joueur d’échecs", dernière œuvre de l’exilé de Petropolis, publiée en 1943 après son suicide, est un travail que Jean-Philippe Toussaint a réalisé durant le confinement, alors qu’il écrivait « L’échiquier ». Deux espaces clos - celui du confinement et celui du paquebot -, le jeu d’échecs comme élément central, une forme de désœuvrement pour Toussaint et pour le narrateur de la nouvelle, représentent les principales passerelles qui relient les deux œuvres. 

Il faudrait relire les traductions antérieures pour identifier la spécificité de la traduction de Toussaint et voir comment il est parvenu à faire « qu’on devine (son) ombre en filigrane derrière les lignes de Zweig », concilier « ces deux fidélités contradictoires ». Car pour Toussaint « traduire c’est écrire ».

Il voulait d’ailleurs écrire un essai sur la traduction, mais l’a abandonné en cours de route pour se consacrer à son roman « à caractère autobiographique » et à « Échecs ».

Dans tous les cas, c’est un plaisir de lire cette traduction (et d’une manière générale, toute l’œuvre de Zweig).

Deux documentaires traitant de la seconde guerre mondiale

Deux remarquables documentaires sur Netflix (hélas !) méritent à mon sens d’être vus. 

Le premier, « Les grandes dates de la seconde guerre mondiale, est une série en 6 épisodes qui plongent véritablement le spectateur au cœur de l’action guerrière : dans un char d’assaut, une forteresse volante, sur le pont d’un navire US lors de l’attaque de Pearl Harbor ou encore, dans un avion d’un kamikaze japonais. Les images, toutes d’époque et pour un grand nombre jamais diffusées (à ma connaissance), constituent un témoignage exceptionnel de l’horreur de ce conflit mondial qui a fait entre 60 et 80 millions de victimes, dont une majorité de civils. 

Pourquoi regarder ce drame vieux maintenant de 80 ans et pourquoi cette série ? 

Peut-être pour 2 raisons : la première est que, depuis justement ces 80 années, l’humanité n’a jamais été aussi prête de rebasculer dans un conflit de très grande ampleur et qu’il est « bon » de se souvenir de ce qu’un tel drame peut engendrer comme douleurs pour chacun (sans compter le désastre écologique, l’impact sur le vivant) ; la seconde tient justement à ce que de nombreux extraits proviennent de scènes tournées par des amateurs au plus près de la vie (et de la mort) ordinaire, et que les gens filmés nous ressemblent dans leur vie et leurs aspirations.

Le second documentaire intitulé « Des hommes ordinaires » analyse le processus qui conduit des hommes que l’on peut qualifier « d’ordinaires » à devenir des bourreaux. Ces hommes, recrutés pour faire régner l’ordre sur les terres conquises par les armées du Reich, principalement dans les pays de l’Est de l’Europe, sont des commerçants, des chauffeurs de taxi, des ouvriers, des entrepreneurs, des pères de famille, des fiancés, etc. Leurs chefs sont le plus souvent diplômés, avec un double doctorat pour certains, et capable de disserter sur Mozart ou Beethoven. Mais parmi les hommes de troupes qui ne savent rien au départ de leurs missions finales - tuer le maximum de civils et en particulier des juifs, femmes, hommes et enfants - certains (très peu) ont pu choisir de ne pas devenir des monstres. Ils devaient alors affronter les railleries et les vexations des autres; contraints à des tâches dégradantes comme le nettoyage des latrines. Parmi ces autres, deux groupes : ceux qui prenaient un plaisir sadique à tuer et même à torturer avant l’exécution, et ceux qui exécutaient par routine. Dans les deux cas, mais à des degrés divers, ils considéraient leur action comme légitime et dictée par une autorité supérieure irréfragable. Cette « soumission volontaire » avait été cultivée par des années de lavage de cerveau et de propagande qui leur inculquaient, entre autres, que tous les bolcheviques étaient des juifs et que ces derniers étaient des sous-hommes.

On aurait tort de penser que notre époque est à l’abri de tels agissements et de telles stratégies. Chacun en trouvera aisément dans l’actualité des exemples édifiants.

dimanche 17 décembre 2023

Le musée gallo-romain de Lyon


 Le musée gallo-romain de Lyon fut la dernière grande commande de Bernard Zehrfuss (1911-1996) et vraisemblablement son chef d’œuvre. Tout à déjà été dit sur cette œuvre et son architecte, qualifié par la journaliste Christine Desmoulins « d’architecte de la spirale du temps », évoquant par-là, à la fois la rampe hélicoïdale qui serpente dans l’espace du musée et le parcourt du visiteur qui traverse le temps, selon plusieurs thèmes, des premières colonies romaines jusqu’à l’apogée de Rome.  La visite de cette « cathédrale de béton » enterrée est certainement, pour tout étudiant architecte ou ingénieur, un passage obligé afin d’appréhender, au plus profond de ses sens, l’harmonie entre espace, œuvre et technique. On peut ajouter le temps puisque celui-ci, contrairement à de trop nombreux édifices du XXe siècle, n’a, en presque 50 années, non seulement pas malmené cette architecture, mais semble avoir tissé un lien secret avec elle. Et puis le temps de l’histoire bien sûr, avec la confrontation entre des matérialités et des civilisations, distantes de plusieurs siècles. 
On reproche souvent aux musées affichant une architecture spectaculaire de le faire au détriment des œuvres. Je ne partage pas ce point de vue : les musées dont l’architecture est de qualité et très présente, savent, au contraire, mettre en valeur les collections présentées (je pense au Guggenheim de Bilbao de New-York, à la Fondation Louis Vuitton, au musée Juif de Berlin, au Musée national d’histoire et de culture afro-américaines de Washington, etc.). 

À Lyon, la dizaine de portiques qui scandent le parcours et l’intersection savante des structures en béton, dressent un réceptacle puissant qui répond à la force de certains blocs de pierre gravés et peut-être plus encore, de manière indicible, à la puissance de la civilisation romaine dont on peut observer le raffinement tant artistique que cosmogonique.

Bernard Zehrfuss parlait de ces portiques modernes comme « un hommage à la civilisation romaine qui sut en construire de si majestueux. » 

Une tribune du journal « Le Monde », daté du 17 et 18 décembre 2023, « Les musées doivent pleinement jouer leur rôle dans le débat écologique », évoque l’impérieuse nécessité pour les musées de faire œuvre de pédagogie au regard de l’environnement et de la crise climatique. Le musée de Zehrfuss montre l’exemple en la matière : respect du lieu par son enfouissement, végétalisation d’une partie de la toiture et de la façade, qualités d’inertie thermique, matériau brut sans revêtement coûteux, …

Et si, au-delà de la seule question d’ordre technique, les musées doivent « assumer un rôle social et citoyen, en résonance avec les préoccupations de notre temps. Reflets de la société, (permettre) une ouverture sur le monde et sur les autres et un questionnement sur notre monde contemporain », alors, le musée gallo-romain de Lyon répond une nouvelle fois à ce critère. Car, comment ne pas s’interroger sur notre civilisation et son avenir quand on peut observer, avec une telle pertinence dans la présentation,  les vestiges de la civilisation romaine témoignant d’une grandeur, sans doute imaginée comme éternelle en son temps, et livrée en quelques années à la ruine ?

Je ne saurais conseiller que la lecture de l’article d’AMC consacré à ce musée, « le plus beau du monde » comme l’avait écrit Claudius-Perit. 

https://www.amc-archi.com/photos/bernard-zehrfuss-le-musee-gallo-romain-de-lyon-1969-1975,3993/le-musee-gallo-romain-de-lyon.1

mercredi 13 décembre 2023

« L’échiquier » de Jean-Philippe Toussaint


Divisé en 64 chapitres comme le nombre de cases du jeu d’échec dont il est amateur, cette autobiographie non linéaire - à la manière du déplacement du Cavalier - est suscitée par le confinement, et le risque pour Toussaint d’un certain désœuvrement. La (re)découverte des traces d’un échiquier sur le sol du hall de l’école de son enfance le conduit à structurer son récit en 64 chapitres, comme par jeu. Cette trace aurait pu être un « déclic », un peu comme l’auteur de « La Recherche » avec le goût de la Madeleine trempée dans le thé, comme Laure Murat, l’auteure de « Proust, un roman familial », qui a une révélation après avoir vu dans la série Downton Abbey, un majordome vérifier la distance entre un couteau et une fourchette sur une table dressée pour un dîner, et qui va disséquer - comme on dissèque un cadavre - le milieu aristocratique de ses origines ; mais ce n’est pas le cas.

Il n’y a pas, à proprement parlé, de « récit » dans ce livre au sens « déroulement d’une histoire ». Des personnages apparaissent comme son ami Gilles Andruet, champion d’échecs à moitié fou dont on retrouvera le corps enfermé dans un sac en plastique dans un fossé, Youssoupov, un Maître en échec que l’on pourrait comparer au Czentovic de la nouvelle de Zweig sur la traduction de laquelle Toussaint travaille simultanément à son livre, mais c’est surtout son père qui est une figure dominante - au sens propre car il a toujours refusé de se faire battre aux échecs par son fils - et déterminante dans sa vocation d’écrivain. « Mon père m’a autorisé tacitement à devenir écrivain. Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu l’autorisation. » (p 197)

Toussaint nous livre également sa méthode d’écriture et sa très grande exigence, à la hauteur de sa considération pour la Littérature, mais peut-être aussi à la hauteur de l’opinion qu’il a de lui-même. 

Il y a ainsi une mise en abîme du récit puisque Toussaint évoque le travail qu’il effectue sur son livre.

Le style est beau dans ce qu’il parvient souvent à donner une dimension particulière à quelque chose d’anecdotique. L’écriture de Toussaint fourmille de descriptions de détails qui peuvent paraître insignifiants mais qui, dans la fluidité de la lecture, compose un style et une ambiance singulière.

Le récit de sa rencontre avec Madeleine est très beau (chap. 61)

Le chap 54 dans lequel il définit « l’espace  mental de l’écriture » est superbe : « Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. » (p 193)

samedi 9 décembre 2023

« Proust, un roman familial » de Laure Murat


 Ce n’est pas le goût d’une madeleine trempée dans le thé, mais la découverte d’une scène de la série « Downton Abbey », quand un majordome vétilleux vérifie le respect de la distance normée  entre la fourchette et le couteau sur une table dressée pour un dîner, qui fait remonter chez Laure Murat « un signe lointain venu de l’enfance », à l’instar du narrateur de « La Recherche du temps perdu ». Ce geste anodin va lui faire prendre pleinement conscience de la vacuité profonde du milieu d’où elle vient ; celui de la très haute noblesse - son titre est quand même « princesse » ! Elle n’a cependant pas attendu cet épisode pour prendre ses distances avec ce « monde de pures formes », puisqu’elle le quitte définitivement après avoir avoué son homosexualité à sa mère. Elle a alors une vingtaine d’années.

Avec « Proust, un roman familial », Laure Murat nous permet d’entrer dans ce monde clos de la grande aristocratie et, prodigieux, l’ombre de l’écrivain de Combray nous accompagne pas à pas dans la visite des « lieux » de son enfance.

Historienne et professeure de littérature à l’UCLA, elle se plait à nous livrer l’impressionnante intrication (contamination ?) entre sa famille et les personnages de la « Recherche ». Mais, il y a davantage que ces seules parentés : il y a les codes. Ceux-là même que l’auteure connaît parfaitement et que Proust s’est délecté à décrire dans son œuvre. 

Le va-et-vient entre realité et fiction, histoire et roman, la démystification de l’aristocratie en tant que légitime à s’octroyer des privilèges, nourris par une connaissance approfondie, à la fois de sa famille et de l’œuvre proustienne, fait de cet essai aux allures de roman, un livre magnifique qui appelle, à peine refermé la dernière page, une seconde lecture comme on reprend d’un plat délicieux.

Quand Laure Murat, après ce « déclic » provoqué par ce « détail marginal » de « Downton Abbey » s’engage dans ce livre, son sujet est de « rendre hommage au pouvoir d’émancipation de la littérature, à partir d’une lecture située. » Elle transforme parfaitement ce défi et si tout un chacun n’a pas forcément besoin d’être « sauvée par Proust », comme elle avoue, dans la dernière phrase, l’avoir été, il est à parier que de nombreux lecteurs (re)viendront grâce à elle vers « La Recherche » pour y trouver tout ce que la littérature peut apporter dans nos vies de lucidité et de rêve.

jeudi 7 décembre 2023

A true act of sustainability


Je lis ce matin un article dans Dezeen sur un resort aux Maldives qui serait « a true act of sustainability ». Les images qui accompagnent l’article montrent une immense tente posée à l’extrémité d’une presqu’ile très étroite d’où part un long deck en bois sur pilotis bordé d’une cinquantaine de villas spacieuses - en bois également - d’allure plutôt banale. Chacune dispose d’un jardin privé, d’un enclos sur la mer (bleue azur) faisant office de piscine  et d’une terrasse à fleur d’eau. On nous assure que les matériaux sont locaux, que le système constructif est entièrement préfabriqué et démontable, et que tout est recyclable. « A true act of sustainability », nous dit-on !

De qui se moque-t-on ? Est-il « Sustainable » de venir planter 50 villas de luxe dans la mer, pour lesquelles il a fallu créer des fondations et très probablement importer les matériaux de construction ; qu’il va falloir, pour le confort des riches locataires, alimenter tout ce joli monde en energies, en consommables, en nourritures et, accessoirement en essence pour les balades en hors-bords ; et quid des déchets : les touristes viennent y faire une cure de diète ? Je n’oublie pas la conso carbone pour venir passer 1 semaine ici les pieds en éventail (3,5t de dioxyde de carbone pour un AR).

Concernant les déchets, savez-vous qu’il existe aux Maldives une île en grande partie artificielle, Thilafushi, dite « l’île poubelle », située à moins de 7km de Malé, la capitale. Chaque touriste visitant l'archipel - un million annuellement - produit 7,2 kg d'ordures par jour, contre 2,8 kg pour un Maldivien ; Thilafushi croît en conséquence de près de 400m2 d’ordures chaque année !

Par ailleurs, du fait que les touristes « squattent » des terres pour leur jouissance, les Maldiviens sont obligés d’aller s’entasser dans des îles surpeuplées d’immeubles type HLM.

« A true act of sustainability » ?

jeudi 30 novembre 2023

Les mots en vogue


L’un de mes amis historiens m’a adressé récemment un message dans lequel il utilisait le terme « porosité » pour évoquer son intérêt pour des approches transdisciplinnaires.

Je me suis amusé à identifier les mots à la mode dans le champ de l’urbanisme et de l’architecture.

« Porosité » est y effectivement très présent (davantage que « Perméabilité », à consonance plus ingénieur). « Alterité » et « Amenité » sont plus discrets.  On observe quelques «Sérendipité » égarées de-ci, de-là. Les « Délaissés », les « Franges » et les « Friches » restent au top. Les « Commun » se sont maintenant bien installés, comme le « Care » (mieux que « bienveillance »). Le « Faire » est en vogue. Il y a parfois une « Poétique » et la « Matérialité » est fréquente, tout comme la « Générosité »  La « Physicalité », chère à Ricciotti, est confinée dans son domaine réservé. Enfin, je n’ai pas encore observé d’ « Essentialisé » ni de « Consiencialisé », mais je ne désespère pas.


mercredi 29 novembre 2023

« Triste tigre » de Neige Sinno


 Prix Femina 2023, distinction qui  l’a sans doute privé du Goncourt, « Triste tigre » est un récit troublant. Le thème central du livre, davantage que les violences sexuelles à répétition commises alors qu’elle n’était qu’une enfant et durant plusieurs années par son beau-père, réside dans un questionnement  très introspectif sur les raisons qui poussent un homme à commettre de tels actes, sur la forme que doit prendre le témoignage de la victime, sur la nature du regard que la société porte sur les acteurs du crime - l’agresseur pédophile et sa victime -, sur la possibilité du pardon, sur le cheminement pour se reconstruire et sur la nature-même du texte : littérature ou non.

Neige Sinno semble au plus près de son lecteur, attentive à la perception qu’il aura de son propos, sans assujettir son écriture à une quelconque reconnaissance. Elle veut exprimer une vérité sans s’illusionner sur la part de doute que son interprétation des faits peut engendrer. Il y a dans son propos une grande liberté et une grande souffrance, un désir de comprendre et un « à quoi bon » fataliste. Et bien sur, une franchise et un courage formidables.

L’expérience qu’elle a vécu lui fait appartenir définitivement à cette « armée des ombres » qui habite un « autre lieu », « un monde où victime et bourreau sont réunis » et où le défi de la vie est d’ « apprendre à rester sur le seuil de ce monde » (…) et surtout, « ne pas tomber, ne pas tomber. » 

mardi 28 novembre 2023

De la COP28 et du foutage de gueule


 Dans une tribune parue sur le site « Le Monde.fr» daté du 28 novembre, l’économiste Christian de Perthuis, se veut optimiste en écrivant que le fait que la COP 28 se tienne aux Émirats peut être « une occasion de poser clairement la question de la sortie des énergies fossiles. » 

Avec un président de cette COP ministre de l’industrie du pays hôte et PDG de l’une des plus grandes compagnies pétrolières du Moyen-Orient (laquelle envisage d’augmenter sa production de 25% dans les 4 ans à venir) s’est une position qui semble relever du vœux pieux, sinon du pari insensé. 

Demande-t-on à un banquier de voter en faveur de la suppression des paradis fiscaux, ou à un agent immobilier de lutter contre la spéculation dans son secteur d’activité ?

Cette COP des énergies fossiles sera le triomphe des climatosceptiques. Comment pourrait-il en être autrement ?

A une époque où même l’Europe capitule devant le lobby des producteurs de pesticides, on ne voit pas bien comment cette COP-là, pour laquelle on annonce des records d’accréditation des lobbys des énergies fossiles, renverserait la table et édicterait des accords contraignants, supprimant sine die et ipso facto les nouvelles autorisations de forage où « tout simplement » confirmant les accords de Paris, ce qui serait le minimum pour réduire les impacts de la crise environnementale.

Je parierais que la majorité des types qui vont débattre dans les salles climatisées de Dubaï considère que les conclusions du GIEC sont très exagérées, que les scientifiques qui alertent sur l’impact mortifère des énergies fossiles sur la biodiversité sont à la recherche de sensationnel et qu’enfin, il faut avoir confiance dans l’intelligence humaine qui nous a « toujours sauvés ».

Bref, cette COP 28, ne serait-ce que par sa localisation, démontre l’aveuglement autant que le cynisme de ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir (industriels, puissances pétrolières, banquiers, milliardaires) et qui n’envisagent pas une seule seconde de modifier d’un iota leur train de vie.

« Parlez-moi de la COP28 et j’vous fous mon poing sur la gueule, sauf le respect que je (ne) vous dois (pas) », aurait pu chanter Brassens.

dimanche 26 novembre 2023

La Foudre de Pierric Bailly


 Julien, alias John, la trentaine, est berger dans le Jura. Il vit plusieurs mois de l’année seul avec son troupeau, dans un chalet au confort rudimentaire. Mais cette vie lui convient. Sa compagne, Mathilde, a le projet d’aller s’installer à La Réunion. Il découvre un jour dans le journal, plusieurs mois après sa publication, un entrefilet indiquant qu’un certain Alexandre Perrin a tué un jeune de 20 ans. Un Alexandre Perrin, il en a connu un au lycée. Ce fut même son condisciple de chambrée à l’internat et un mentor, jusqu’à ce que Julien, jaloux du personnage, rompe avec lui. Il finit par entrer en contact avec l’amie d’Alexandre, Nadia. Le procès va bientôt avoir lieu et Julien se sent à nouveau attiré par son ancien camarade, mais aussi, peu à peu, par Nadia. Mathilde part seule à La Réunion. Julien doit la rejoindre après le procès.

Pierric Bailly, met en scène un homme, Julien, qui va succomber à une « liaison dangereuse » au risque de tout perdre. Il le fait avec une écriture simple, fluide, qui installe progressivement une certaine tension dans le récit, laquelle rend la lecture addictive.

Un roman qui évoque comment des êtres qui se construisent au contact de certaines figures marquantes de leur jeunesse, peuvent acquérir de cette expérience une certaine force, mais aussi une grande fragilité quand la passion amoureuse les submerge.

mercredi 22 novembre 2023

« Ouragans tropicaux » de Leonardo Padura


 Mario Conde, l’ex-flic à la retraite et bouquiniste pour tenter de boucler ses fins de mois, amoureux de la littérature mais aussi de Tamara son épouse, revient (pour le meilleur) dans « Ouragans tropicaux », le dernier livre de l’auteur cubain Leonardo Padura. 

Comme dans la plupart de ces romans, Padura fait alterner plusieurs récits situés à des époques différentes, récits sans rapport a priori, mais qui vont se rejoindre, se télescoper, au fil des pages. 

Ici, c’est principalement La Havane « débridée » de 1910, la « Nice d’Amérique » d’après l’indépendance (1902) avec ses proxénètes, ses riches familles, une corruption généralisée et la masse des crève-misère, et une autre Havane, celle de 2016, d’une « pérestroïka » provisoire, quand Obama est venu en visite officielle sur l’île, mais aussi les Rolling Stones pour un concert et Chanel pour un défilé. 

Dans la première période, Padura met en scène un personnage historique, haut en couleur, un jeune maquereau fils de bonne famille qui règne sur le quartier des maisons closes de San Isidro : Alberto Yarini y Ponce de Léon. Mais aussi, un policier, Arturo Saborit, le double du Conde à un siècle de distance, dont on apprend, dès les premières pages qu’il sera un assassin. 

A l’époque plus récente, c’est le Conde et sa bande d’amis autour desquels se déroule le récit. 

L’entre-deux n’est pas oublié, loin de là, avec une critique acerbe de la politique castriste et des accents sombres mêlant gâchis et nostalgie pour des « années perdues ». 

C’est précisément l’un des personnages les plus affreux de cette période, dans les années 70, un vrai salopard, tortionnaire sadique avec pour spécialité de pourchasser les artistes (et les dépouiller au passage) dont on retrouve un jour le cadavre qui laisse penser à une vengeance de l’une de ses très nombreuses anciennes victimes. La police, débordée par les événements à venir, rappelle le Conde pour retrouver le ou les meurtriers.

Dans La Havane d’Alberto Yarini, ce sont deux corps de femme découpés en morceaux, que l’on retrouve dans des sacs posés au coin d’une rue. Arturo Saborit va mener l’enquête tout en se rapprochant du jeune proxénète, jusqu’à devenir son ami.

Mais Padura ne se contente pas d’alterner le récit des deux enquêtes ; il nous propose une audacieuse mise en abîme puisque c’est le Conde, écrivain à ses heures, qui, ayant découvert par hasard dans un des bouquins qu’il revend, des papiers écrits jadis par Saborit relatant son histoire, va les reprendre et donner vie à un roman dans le roman.

Le titre « Ouragans tropicaux », fait référence, d’une part, à l’agitation soudaine et meurtrière qui s’est emparée de San Isidro dans la guerre des gangs de proxénètes, d’autre part, au vent de folie qui a parcouru Cuba à l’occasion de la venue d’Obama, des Stones et de Chanel. Dans les deux cas, comme pour les ouragans tropicaux, les choses reprennent leur cours normal après leur passage, rien ne change pour le pessimiste Conde-Padura.

Car ce dernier opus ne manque pas de noirceur, et Padura semble hanté par l’oubli après la mort : « L’effacement de l’existence des gens, et même des souvenirs de leur existence, était-ce cela la véritable solitude des morts ? »

Un immense Padura. 

jeudi 16 novembre 2023

Ce matin au kiosque - Où j’apprends que c’est aujourd’hui la fête du Beaujolais nouveau !


 Je rends visite, à l’occasion, au kiosquier du relais Hachette de la gare de Becon-les-Bruyeres ; ville de la banlieue nord-ouest de Paris, célébrée jadis par un opus plutôt bien écrit, au titre éponyme, d’Emmanuel Bove.

Jean-Michel a ses têtes et ses habitués. Il cache, sous des aspects grincheux, un commerce plutôt agréable, et qui plus est savant dans le domaine de la littérature. Il m’a adopté, me lance des « bonjour Monsieur l’écrivain », et a accepté de me prendre en dépôt trois ou quatre exemplaires d’Abuelo (il en a vendu deux, ce qui peut paraître anecdotique, mais ce que je considère comme une performance dans un lieu de passage où la clientèle d’habitués vient essentiellement pour chercher son journal, et où les voyageurs sont toujours pressés).

Je prends du plaisir à parler avec lui de tout et de rien (mais surtout de tout). Il me fait quelques confidences sur ces clients qui me démontrent (s’il en était encore besoin) que toute vie est un roman. Bien entendu, il fait la cour aux dames - avec respect et sans limite d’âge. Je suis persuadé que certaines d’entre elles viennent ici, uniquement pour entendre ces petites taquineries aux allures d’innocents flirts qui viennent rompre un instant l’espace de leur solitude.

Jean-Michel évoque souvent, avec une pointe de nostalgie non dissimulée, l’époque où il était à la tête de la librairie qui siégeait dans la salle des pas perdus de la Gare Saint-Lazare. Il y rencontrait des personnalités du tout Paris littéraire à l’occasion des signatures ; il vivait alors dans une « vraie » librairie.

Ce matin, la toiture de la gare fuyait à nouveau, laissant perler par instant une goutte solitaire qui avait le bon goût d’épargner la gondole sur laquelle trônent les livres du moment les plus en vue. Ce matin, Jean-Michel a partagé avec moi la recette d’un poulet qu’il a fait rôtir récemment après « lui avoir mis deux gousses d’ail dans le cul, du laurier-sauce, dans le cul également, l’avoir badigeonné d’huile et de citron, enfourné 1h30 avec deux oignons et retourné à mi-cuisson » ; une félicité, m’a-t-il assuré.

Ce matin encore, entrée d’un homme d’une soixantaine d’année, cheveux blancs mi-longs, imperméable récupéré probablement d’un western-spaghetti, moustache abondante mais soignée, doigts bagués comme un biker, et tenant en laisse une petite chienne de six mois aux poils noirs frisés. Une femme plus âgée, placée dans la queue, lui dit que ce genre de chien, un caniche, ça doit se faire toiletter. L’homme lui rétorque que ces chiens ne se font pas toiletter et, qui plus est, que ce n’est pas un caniche. « Ça ressemble pourtant à un caniche », a cru devoir surenchérir la femme. « Pas du tout, et ce n’est certainement pas un caniche », a répondu l’homme sur un ton légèrement goguenard, en prenant à témoin la petite assemblée de clients présents. « C’est un « XX », des chiens de race dressés pour la chasse au canard », m’a-t-il confié en sortant, recherchant à l’évidence une complicité. Une fois l’homme parti, la femme a continué à marmonner : « caniche, ça ressemble à un caniche, et ça se fait toiletter…» Je me suis interrogé : Tenait-elle, plus jeune, un salon de toilettage canin, expérience qui l’autorisait à fournir un tel jugement péremptoire ? 

Une autre femme d’un certain âge est entrée quelques instants plus tard, la tête déplumée, les quelques cheveux qui lui restaient sur le crâne trempés par la pluie. Jean-Michel m’avait confié la boutique car il lui fallait réceptionner une livraison. J’ai dit à la femme : « Eh bien, vous êtes toute mouillée ! », histoire de ne pas laisser l’espace du kiosque totalement muet. « Oh, ce n’est rien… c’est surtout que j’ai transpiré ! », m’a-t-elle répondu. Jean-Michel lui a dit de loin : « Je reviens ! Je reviens de suite ». « Je ne suis pas pressée, je vais rejoindre des copines à Saint-Lazare pour boire un coup de Beaujolais. C’est le Beaujolais nouveau aujourd’hui ! » a répondu la vieille dame. 

Fichtre, ça m’avait totalement échappé ! Jadis, quand j’étais encore un « actif », j’étais invité à de multiples endroits où des entreprises organisaient la célébration de ce breuvage dont les millésimes recèlent invariablement un goût de banane plus ou moins prononcé. « Du coup » (comme on dit à présent), je suis allé en acheter une bouteille chez un caviste, armé de la recommandation de Jean-Michel …

Vous trouvez tout cela assez banal. Vous avez raison. Mais je suis quand même parvenu à en rédiger une pleine page !