mercredi 21 septembre 2022

Taormine

Melvit Hammet aurait mieux fait de ne pas écouter son épouse, Luisa, laquelle, tout juste descendue de l'avion à Catane en Sicile, pour une semaine de vacances, a voulu absolument voir la mer ... Il aurait ainsi évité qu'une chose non identifiée heurte violemment l'avant droit de sa voiture de location sur un chemin de traverse ... Peut-être aurait-il dû s'arrêter pour constater les dégâts ... Peut-être aurait-il dû se rendre directement à l'hôtel plutôt que de dormir sur un parking, dans leur voiture, sous le regard suspicieux d'un épicier ... Peut-être même au commissariat ... Mais Melvit, chômeur de son état, en difficulté dans son couple, s'oblige à rester optimiste malgré les nuages sombres qui s'accumulent sur leurs têtes, lui qui ne recherchait rien d'autre en Sicile que de tenter de sauver leur union ...

Le dernier roman d'Yves Ravey (dont j'ignorais l'existence bien qu'il en ait produit pas moins de 17 à ce jour) se lit gentiment, sans prise de tête, au fil d'une écriture fluide, avec un intérêt certain pour une histoire dont on se dit qu'elle va sans doute se terminer très mal.

Voyageurs qui prenez le train pour 1H ou 1H30 : ce petit livre (139 pages aux Editions de Minuit) est fait pour vous !

mardi 20 septembre 2022

Le Trésorier-payeur


J'aurais envie de proposer un sous-titre au dernier ouvrage de Yannick Haennel : "Dans la peau de Yannick Haennel". 
D'abord, parce qu'il nous y invite en nous faisant complice de sa façon d'inventer un roman : il ne cache rien de ses inspirations, des éléments du réel qu'il va transposer dans sa fiction et puis, à un certain moment, comme si les "ingrédients" de base étaient réunis, il se lance dans son récit tout en prenant soin, par moment, de faire savoir au lecteur qu'il (le lecteur) participe d'une expérience de construction romanesque. 
Et puis, parce que le personnage central du roman, ce Georges Bataille - homonyme de l'écrivain-poète aux mille facettes dont on sait combien Haennel a lu avec attention les travaux -, ressemble à bien des égards à l'image que l'on peut se faire - par la lecture ou l'écoute d'interviews - de Yannick Haennel lui-même (mais c'est peut-être pure spéculation de ma part).

Le Trésorier-payeur est une histoire totalement improbable d'un banquier anarchiste et iconoclaste, écrivain compulsif et hédoniste de la chair, dépressif et généreux, qui se retrouve dans une ville de province sinistrée - Béthune -, qui découvre qu'un tunnel a été creusé jadis par un trésorier-payeur, lequel a habité la maison qu'il occupe aujourd'hui, et que ce tunnel lui permet d'accéder à la salle des coffres de la banque. On peut avoir l'impression d'être dans un scénario proche du Locataire de Polanski. Ce tunnel va devenir l'une des obsessions du personnage (Mais ne vit-il pas lui-même que d'obsessions ?).

Le style est d'une élégance tout sauf improvisée. L'écriture est riche ("trop de notes" pourraient dire certains ? ce qui est un compliment, bien sûr dans ces temps de "sobriété" stylistique),  très souvent onirique et poétique. Conte philosophique autant qu'érotique, leçon d'amour et de vie, Le Trésorier-payeur est un livre que l'on a envie de relire et de déguster avec application, et auquel il faut souhaiter un grand parcours littéraire.  

samedi 10 septembre 2022

Mississippi


 « Mississippi » est le premier roman de Hillary Jordan paru en 2008 (et dans sa traduction française en 2010). Il a été couronné de nombreux prix et désigné parmi les 10 meilleurs romans de la décennie par le magazine américain « Paste », que la jaquette présente comme « branché ». Au centre du roman, un couple, Henri McAllan et Laura ; il est plus âgé qu’elle de 10 ans - il en a 41 - lorsqu’ils se rencontrent au printemps 39 ; il est plein de certitudes, elle est toute en nuances et plutôt soumise. Ils se marieront quelques mois après leur rencontre pour partir vivre au fin fond du Mississippi dans une ferme décrépie : le rêve d’Henry étant d’être propriétaire terrien. Mais dans cette aventure, Henry associe son père, un vieux type « affreux, sale et méchant » pourrait-on dire, et forcement raciste comme l’est à cette époque une majorité de blancs de cet état du sud. Henry cultive le coton et il y a rien de mieux que d’employer des noirs pour ça ; les Jackson sont ses métayers avec le père, Hap, qui a un certain niveau d’instruction, la mère, Florence, sage-femme mais aussi femme de ménage des McAllan et proche de Laura, leur deux filles et leur fils ainé, Ronsel, sergent dans l’armée US de libération sous les ordres de Patton. Le dernier personnage principal est Jamie, le jeune frère d’Henry, héros de l’aviation, séducteur, fragile, perturbé par son expérience de la guerre, âme damnée de son père. L’auteure fait parler tout à tour ces personnages si bien que chaque situation est présentée par des points de vue différents. Ce procédé littéraire, utilisé également dans les livres d’Almudena Grandes (cf posts précédents), démultiplie les situations et en révèle toutes les « objectivités ». Avec les retours de Ronsel d’Allemagne et celui de Jamie d’un voyage en Europe, l’histoire va s’accélérer et gravir progressivement les marches du tragique.

C’est un roman qui vous « prend » et qu’il est difficile de lâcher. On peut avoir, de ce côté de l’Atlantique, quelque incompréhension en (re)découvrant les mœurs barbares d’une certaine Amérique profonde, il y a tout juste 70 ans. 

lundi 5 septembre 2022

Sorbonne plage


 Remarquable livre d’Edouard Launet, « Sorbonne plage », qui évoque ce groupe de scientifiques brillants (avec 4 ou 5 Prix Nobel) qui avait élu villégiature estivale sur la presqu’île de l’Arcouest (Côtes d’Armor), non loin de Paimpol et face à l’île de Bréhat, à la fin du XIXème et jusque dans les année 40. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » pourrait être une des conclusions faciles de ce roman qui nous rappelle qu’à une certaine époque les scientifiques pouvaient être engagés pour des valeurs humanistes, qu’il existait une véritable éthique de conviction - et peut-être de responsabilité - chez les ingénieurs et les chercheurs. Mais c’était une époque où là notion de progrès se conjuguait avec celle de bonheur commun, où il existait encore un désir d’utopie. Cette ferveur, cette croyance, s’est probablement éteinte le 6 août 1945 avec le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. C’est la thèse de l’auteur qui nous fait revivre avec talent ces illustres fantômes - Marie Curie, sa fille Irène et son mari Frederic Joliot, Francis Perrin, Charles Lapicque, etc. - dont les croyances ont été trahies, et qui nous met en garde contre le danger de destruction de l’humanité avec l’arme nucleaire, cette application dévoyée de la fission de l’atome, laquelle peut être « un moyen terrible de destruction entre les mains de grands criminels qui entraînent les peuples vers la guerre », comme l’avait affirmé avec force Pierre Curie dans son discours de réception du Prix Nobel de physique, obtenu avec sa femme, Marie, en 1903.