Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
vendredi 29 janvier 2010
Histoires (vraies) de parking
Une heure et presque trente minutes à rechercher ma voiture dans un p... de parking glauque un soir après le boulot. Des hectomètres de tunnel en béton arpentés avec mon sac de 5 kg en bout de bras et le "bip" de la bagnole dans l'autre main ; lequel jette des rayons invisibles à la face de toute cette population de tôle et pneumatique, alignée, impitoyable, qui me regarde avec des yeux de phare, et d'où n'émerge aucun signal lumineux qui m'indiquerait la fin de ma déshérence souterraine. Des rampes visqueuses, des niveaux blafards, des sas huileux, des escaliers sordides et des ascenseurs contaminés de tabac froid qui ressemblent à des rampes visqueuses, des niveaux blafards, des sas huileux, des escaliers sordides, des ascenseurs contaminés de tabac froid. Tiens, j'ai déjà vu cette Audi noire recouverte d'une housse de poussière sale, un peu mafieuse, dans laquelle un doigt jaloux à griffonné le mot "zob" ; ces flaques aqueuses qui me renvoient au passage une silhouette de Jésus flottant sur les eaux, abandonné de tous et qui m'indiquent pour la énième fois que je dérive dans le 5ème et ultime sous-sol ; un désespoir de spéléologue inexorablement coincé dans un boyau dont il vient de constater l'occlusion définitive par un bloc de terre s'empare de moi. Je m'égare dans le 5ème cercle de l'Enfer de Dante ; Lucifer lui-même a du viser les plans de cet espace diabolique.
J'abdique, je renonce, je remonte à la surface, au pays des survivants. La tôle de la cabine de l'ascenseur est graffitée d'insanités. Normal : l'homme a besoin de sexe primer. Le plafonnier est merdeux et en plus il clignote. Heureusement il n'y a pas de miroir. C'est des coups à se faire peur. Et voilà que l'appareil s'arrête brutalement au -2 alors que je l'avais programmé pour l'étage supérieur. Les portes coulissantes coulissent et un type hirsute qui fait irruption et me gueule : "t'as pas un euro, M'sieur ?" Il est jeune, barbu, enveloppé dans des bouts de toiles comme une momie profanée. Si on ne voit rien de son visage tellement il est barbu, on le sent, son visage ; une haleine plus que fétide flotte dans l'espace exigu, et ce n'est pas de la truffe ! Ce type, il ressemble à une sorte de boule de poils posée sur une pile de linge dégueulasse. C'est un amas à lui tout seul. Je vérifie qu'il ne porte pas de tronçonneuse. La situation n'est sans soute pas aussi grave que ça. Il s'agit sans doute du même individu que je croise tous les matins, accroupi dans le coin du pallier du -2, la tête enfouie dans les genoux. Bon, là, il bloque la fermeture de la porte, et il a l'air nettement plus réveillé. Mais pas méchant. De toute façon, difficile de distinguer une éventuelle lueur de perversité dans son regard. Il joue l'anonymat pileux ! J'ai spontanément et stupidement esquissé un geste signifiant que j'étais désolé mais que je n'avais pas de monnaie, et puis je me dis que je suis un c..., bien sûr que j'ai un euro, et je fouille dans ma poche ; j'exhume des tickets de métro, une fiche de taxi, un post-it usagé, un billet de cinq euros - non, là, faut pas déc... - enfin, un euro salvateur. "Tenez". Le type dégage de la cabine, me faisant en quelque sorte un don en retour : cette odeur saisissante d'un cocktail incontrôlé d'urine, de sueur, de frites et de pieds que la fermeture des portes permet de maintenir à odeur constante et saturée !
Enfin, interminable, la surface. Ça y est, un peu de lumière presque naturelle. Je me sens quand même mieux que le spéléonaute de tout à l'heure. Un type noir - forcément noir - est au téléphone dans la cabine de péage derrière une vitre sur laquelle est suspendu un panneau jaune minable, avec une inscription en lettres bleues décolorées : "merci de patientez (sic), le gardien est en ronde". Je le regarde et commence à exprimer mon désespoir à grands renforts de soupirs et de tentatives de raisonnements par l'absurde. "Invraisemblable", "une histoire de fou ce parking", "c'est complètement délirant", ... Il est toujours au téléphone et me regarde à son tour, moyennement étonné, légèrement compatissant. J'en rajoute dans le tragique et il se décide enfin à lâcher son combiné. Il me fait signe de me calmer. M'assure que ce n'est pas lui qui a conçu le parking ; ce dont je me doutais un peu d'ailleurs. Me dit qu'il n'y est vraiment pour rien. Il est très calme. Il a une tête sympa. Il est grand et mal rasé avec des yeux amusés. Je lui dit qu'on a du me la voler, cette voiture ; ça fait près d'une heure que je tourne dans ce p... de parking. Il me rassure en souriant : "ce n'est pas possible, on ne vole pas les voitures dans ce parking". Je me dis instantanément qu'il doit exister une autre catégorie de parking : ceux où on vole les voitures ; c'est bon à savoir, je me méfierai dorénavant ! Il sort de sa cabine. Il est décidément très grand. Je me félicité d'avoir su garder un minimum de sang froid. D'ailleurs, je n'arrive plus trop à gueuler ; de moins en moins avec l'âge, et c'est très bien. Il me dit : "on va y aller tous les deux". On reprend l'ascenseur. Il est originaire du Congo belge. Je m'en doutais un peu. Je veux dire : pas forcément du Congo belge, ce serait prétentieux, mais qu'il avait un certain rapport avec l'Afrique. Je lui raconte que je connais un peu ce superbe continent, mais pas ce pays, plus au Nord. Il est sensible à ma proximité ethnologique et à mon goût pour la géographie, mais c'est un homme pragmatique : il me demande si je me souviens combien de rampes j'ai prises, s'il y avait un repère près de ma place. Je lui réponds que je me suis garé en marche arrière et qu'il y avait un poteau à ma droite. L'abondance d'indices ne l'impressionne pas. Ces types un peu grand et balèzes comme ça, il leur en faut plus pour les démonter. Il m'avoue en rigolant : "c'est un parking très compliqué car il y a 5 demis-niveaux qui s'emboîtent ! Il y a une dame avant-hier qui a fait comme vous, mais en plus elle a pleuré." J'imagine immédiatement des types qui errent pendant des nuits entières et qui finissent par s'introduire en désespoir de cause dans un tuyau providentiel qui leur a tendu le cercle parfait de son entrée, et puis qui disparaissent à jamais, happés dans un tube obscur du sous-sol parisien... Des types dont la tête finie sans doute photocopiée et collée à une porte vitrée de commissariat sous la légende, elle aussi désespérée : "Avis de recherche".
Je marche derrière mon garde du corps noir, et chaque pas me rappelle la mesquinerie et le snobisme de mes mocassins de ville qui prennent un malin plaisir à comprimer mes cors aux pieds ; sans doute au prétexte que je les promène dans des lieux indignes pour eux. Il tient un talkie-walkie qui ne cesse pas de bipper, mon partenanire congolais. On doit l'appeler régulièrement depuis la surface. J'imagine une queue d'usagers impatients et furieux qui veulent payer leur ticket refusé par la machine en panne - forcément en panne. On parcourt des hectomètres qui ont des allures de kilomètres. Trois fois l'Audi mafieuse ; dito les flaques avec le reflet Jésus accompagné d'un grand disciple ; peut-être un roi mage ? "Bon", me dit-il, " vous allez rester là, vous m'avez dit que c'était un Scenic gris clair, comme celui-là ?" "Non, ça c'est une Citroën beige". Je ne suis pas un passionné de voiture, mais tout de même ! Je reste donc sur place et observe mon secouriste disparaître à grandes enjambées sur son terrain de jeu. J'attends 10', rien. Je vais pas me refaire un tour de piste, même si c'est gratuit ! Je décide de mettre un nouveau terme à mon apnée et de remonter une nouvelle fois vers la civilisation. Effectivement, ça gueule pas mal là-haut. Mon "ami" tente de calmer une horde de clients déchainés. Il y parvient en faisant mine de sortir de la cabine avec un air méchant. J'adopte un profil bas car il n'est pas impossible que la foule décharge subitement sa haine sur celui qui, en définitif, est l'un des paramètres majeurs de la manifestation (avec la panne de la machine, ne l'oublions pas !). Je rase donc les murs, l'air assez dégagé. Quelques instants plus tard, le dernier grincheux a été liquidé. Je reviens vers mon gardien préféré. Il me dit : "donnez moi le bip et allez m'attendre au café ; laissez moi votre numéro de portable et je vous appellerai quand j'aurai retrouvé votre voiture ; vous inquiétez pas". Je me dis que ce gars n'a aucune obligation d'être sympa. Il est certainement payé avec un lance-pierre. Son pays est certainement plus chaud que le mien ; et peut-être plus beau. En tout cas, plus beau que sa casemate en verre mal nettoyé, meublée d'écrans de vidéo-surveillance qui font défiler les images grises des entrailles du parking. Le Perrier est bon. C'est la fermeture du café. Les serveuses balaient, frottent, astiquent, avec une lassitude résignée. Un poivrot accoudé au bar insiste en silence, le regard vaporeux et dispersé, pour faire la fermeture. Deux amoureux illégitimes et d'un âge avancé se dévorent la bouche avec un appétit surprenant compte tenu de l'heure. Peut-être s'agit-il d'un échange de dentiers ? Il y a une rage étonnante dans cet acharnement mandibulaire qui leur déforme le visage. Pas seulement le bas ; le haut est mis également à contribution. Les sourcils se déhanchent, les yeux clignotent ; même les oreilles se secoussent. Je suis arraché à cette contemplation adultère par la vibration de mon téléphone. "Ca y est, je l'ai retrouvé !". Bon, cette fois, je ne vais pas vous la faire... "et la sonnerie de mon réveil...", car toute cette histoire est vraie, à peine romancée.
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