"Pourquoi faut-il toujours penser une chose et non son contraire en même temps sous peine d'être pris pour un fou ?
Parce que l'expression de la pensée s'inscrit dans un temps linéaire et que l'on ne peut pas dire au même instant une chose et son contraire. Le peintre peut en revanche exprimer deux visions, ou plus encore, qui se superposent et qui rendent compte d'une réalité multiple. Mais ce qui est possible avec l'image ne l'est pas avec les mots : la parole, l'écriture s'inscrivent inexorablement dans le temps. C'est le temps linéaire qui génére la contradiction rationnellement interdite. Si l'expression des contraires étaient simultanée, il n'y aurait pas de problème.
Finalement, De Chirico n'est-il pas en permanente rupture avec lui-même ? N'est-ce pas là que réside l'originalité profonde du visionnaire ?"
Ces interrogations émanant de mon ami Gérard m'interrogent ...
J'aime bien cette idée de la simultanéité de la chose et de son contraire. J'appelle cela tout simplement le "doute" ; attitude que je considère comme nécessaire sinon obligatoire dans le développement d'une idée ou d'une analyse. Et pourtant, comme disait Wolinsky : "Ceux doutent de tout se feront toujours opprimés par ceux qui ne doutent de rien." Jean-Marie Duthilleul, polytechnicien et architecte, disait dans une réçente conférence qu'il espérait que les ingénieurs puissent douter car, ainsi, le dialogue entre architecte et ingénieur pourrait enfin être fructueux. Car le doute (celui qu'on s'impose à soi-même et pas le doute systématique de la pensée d'autrui)ne correspond-il pas à une certaine attitude d'écoute critique qui peut nous empêcher l'autisme d'une analyse unidirectionnelle ?
L'analyse transactionnelle, dans l'exercice qui consiste à s'extraire de son propre personnage pour créer virtuellement un second moi qui observe le premier, cultive positivement le doute. Sauf à être un indécrottable prétentieux, comment peut-on ne pas émettre quelques doutes quand on peut se regarder soi-même ? Je crois que le doute devrait être (plus ?) enseigné dans les écoles, notamment auprès des futurs "managers" qui auront à traiter un jour plus souvent de la "matière humaine" que des intégrales triples. Le contraire du doute, c'est la certitude. Il est très probable qu'il y a vraisemblablement plus d'échecs à mettre au compte des certitudes qu'à celui des doutes. Comme toujours, on a vraisemblablement tort de dresser le doute contre la certitude. Il y a je pense un mouvement alternatif à entretenir entre ces notions, dans le cadre d'une analyse ; il me parait déterminant pour avancer d'une manière clairvoyante.
"Qu'en est-il des architectes ?" demande Gérard. Et bien je pense qu'ils sont comme les autres. De mon point de vue le doute devrait être une de leur vertu cardinale. Mais ils ont également besoin de certitudes afin de porter leur projet. Je me méfie toujours d'un architecte qui a trouvé trop vite son parti : sa réflexion va manquer d'oxygène ; celle du débat qu'il n'aura pas eu sur la pertinence de son parti et les alternatives possibles. Et pourtant, ce serait une erreur de penser que l'idée consisterait à se contenter de "propositions" portées par quelques principes structurants, mais organisées afin d'accepter d'évoluer en fonction des "doutes" issues de la confrontation avec les autres intervenants à l'acte de construire. Il faut, en architecture, avoir à un certain moment une attitude "radicale". Et puis tenir, tenir, tenir parce que l'on sait qu'on a épuisé le doute. Le doute ne doit pas être une fin en soi (surtout pas). C'est un outil de travail ; il ne se confond pas avec l'oeuvre finale.
On n'ira sans doute pas jusqu'au paroxysme poétique de Philippe ROTH, dans "La pastorale américaine" qui érige le doute en condition de vie : "Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie. L'histoire de la vie, c'est se tromper sur leur compte, encore et encore. Encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper encore. C'est même comme ça que l'on sait qu'on est bien vivant : on se trompe."
Mais quand même : je doute, donc je suis.
"L'analyse transactionnelle, dans l'exercice qui consiste à s'extraire de son propre personnage pour créer virtuellement un second moi qui observe le premier, cultive positivement le doute. Sauf à être un indécrottable prétentieux, comment peut-on ne pas émettre quelques doutes quand on peut se regarder soi-même ?"
RépondreSupprimerCela me fait penser à ceux qui pratiquent la double conscience. Je sais que Mitterrand était un adepte de cette technique. En toute chose se regarder comme un sujet en train d'agir et en même temps être ce sujet qui agit.
Comment procéder : mettre de la distance entre soi et soi, intégrer une dimension relative dans tout ce que nous faisons. Prendre de la distance, donner du temps au temps, c'est-à-dire intégrer une nouvelle dimension spatio-temporelle dans notre rapport au monde. Cette attitude génère de la relativité. Nous devenons relatifs à nous-même, il suffit d'en prendre conscience. On peut alors parler de double conscience : une conscience présente au monde et dans le monde et une conscience de cette conscience dans son rapport au monde. Un "je" qui agit et un "JE" qui regarde le "je" agir.
Quel est l'intérêt de tout celà ? Un cheminement vers une connaissance approfondie des choses et des phénomènes, une meilleure compréhension, une meilleure maîtrise des choses, enfin une plus grande sagesse au sens philosophique du terme. D'ailleurs Aristote l'a bien dit : "le doute est le commencement de la sagesse".
Je vois Gérard que nous partageons de nombreuses inclinaisons !
RépondreSupprimer