Je n’écouterai pas ce soir les vœux du président officiel. Ils sont comme les chartes d’entreprise affichées en grosses lettres dans le hall des sièges sociaux, ou imprimés sur les premières pages des rapports RSE (des mensonges, comme le disait un philosophe spécialisé dans les entreprises).
Ceux de Camille Etienne me vont parfaitement. Ils sont pleins de fraîcheur, d’honnêteté et d’espoir. Ils foutent la pêche car c’est la jeunesse qui parle, et c’est donc l’avenir.
Chers concitoyens, chères concitoyennes,
Mediapart m’a nommée présidente d’un jour. Présidente le temps d’un discours même, celui-ci. Qu’est-ce que j’aurais à vous dire si je devais présenter mes vœux ce 31 décembre 2023 devant tous les Français et les Françaises ?
Le costume est trop grand, d’ailleurs je n’en ai pas mis. C’est vertigineux, presque autant que notre époque. Alors c’est d’elle que je vais vous parler. Et du vertige qu’elle me donne.
Je sais que l’on n’a pas l’habitude d’entendre un président dire son trouble et son angoisse, mais ça m’aurait plu, quand j’étais à votre place, d’avoir un président capable d’assumer sa vulnérabilité – comme un humain. Notre époque, donc, quelle est-elle ? Cette année achevée est-elle si inédite ? Je ne serai pas de ceux qui en font un conflit de générations. Un combat de boomers contre millennials sur le ring du temps.
Chaque époque est à la fois une malédiction et une chance, comporte une part de choix féconds et d’erreurs tragiques, charrie son lot d’incertitudes et de violences.
Chaque année nouvelle est donc potentiellement une immense aventure. Qui peut prendre les traits d’une épopée ou d’un naufrage. Cela dépend en partie de nous.
L’année qui s’achève ressemble à une longue nuit interminable. Mais de l’obscurité, vous avez fait jaillir des éclats. Des nuits debout à demander des jours de repos. Toutes les générations, 64 je crois, sont descendues dans la rue pour réclamer un droit au temps libre, et à finir sa vie dignement. Elles se sont levées contre la capture de nos corps et de notre temps par la mégamachine. Contre l’idée, furieuse, d’en faire des chiffres et des choses, malléables, que l’on exploite comme on exploite la terre.
Certaines terres, justement, ont été reprises. Des mégabassines ont été démontées. Des routes qui nous menaient trop vite vers nulle part ont été entravées. Des industries qui mangeaient notre terre ont su être désarmées. Face à la honteuse direction du monde, il y a eu de petits refus de coopérer et de grandes démissions.
Nous ne sommes pas victimes de coups du sort ou de notre incurie. Le dérèglement climatique et l’effondrement de la vie sur terre sont d’origine humaine. En sortir aussi. Et, alors que mes prédécesseurs, plutôt que de rogner un petit bout de leur addictif pouvoir criminalisent la possibilité de s’en sortir, rendent illégales les alternatives, ostracisent ce qui peut sauver, vous avez su résister. Ils devront se résigner à ne pouvoir vous dissoudre.
Malgré cela, 2023 reste un pas de plus dans l’abîme climatique. 2023, c’est l’Australie en feu, le Canada en feu, l’Amazonie en feu, la Grèce en feu, bref le planisphère qui s’enflamme jusqu’à notre porte, et l’odeur des cendres dans la forêt de la dune du Pilat.
« Notre maison brûle » depuis cinq décennies déjà. Quelques pyromanes, dans leurs tours dorées, s’amusent à déclencher des brasiers au pied de nos portes, pour voir, dans les flammes, l’intensité qui manque à leur regard. Ils s’amusent à se réchauffer, pendant que d’autres crèvent de froid sur le trottoir.
Trois mille enfants dorment toujours dans la rue, les Restos du Cœur ont dû faire appel au vôtre, le seul restaurant avec 30 millions de repas en plus qui menace de fermer. « Ça craque de partout », disent les associations qui distribuent de quoi manger, aux femmes, aux enfants, et maintenant aux étudiants. Mais que peut-on apprendre ? Que peut-on retenir le ventre vide ? Ils disent que ça s’aggrave, 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté.
Heureusement, ça craque aussi dans le mur de l’impunité, dont les fondations tremblent. Les femmes ont parlé, sont entrées avec fracas dans le silence et lui ont dit de se taire, à son tour cette fois. C’est fini, ça n’existe plus les monstres sacrés, votre monde qui nie le nôtre est terminé. Vous allez devoir composer avec nous maintenant. Enchantée…
En 2023, plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée, c’est 50 % de plus que l’année dernière. Chers concitoyens, chères concitoyennes, notre digne humanité prend la tasse. En regardant ailleurs pendant que les corps se noient, nous échouons au plus élémentaire test moral : celui de reconnaître un frère, une sœur.
Et cet échec, on l’a entériné dans la loi. Nous avons rendu la vie presque impossible à ceux qui fuyaient pour la sauver. Parce qu’« il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre », comme le dit La Cimade, il nous faudra refuser cette direction raccourcie du repli sur soi et de l’obéissance aux fantasmes haineux.
En 2023, les invisibles du Covid sont redevenus invisibles, il faut croire que l’on avait plus de place pour les applaudissements à la fenêtre et dans les discours entre deux lois immigration, un petit paragraphe c’est tout, quelques petites minutes à accorder aux petites existences. Alors les lits trop pleins de nos hôpitaux ont été remplacés par les lits vides des chambres d’enfants d’Ukraine. Puis on s’en est lassé, on a effacé la case. Il ne manquait pas d’horreur pourtant, mais on était passé de « petites vies » à « vies minuscules », à une couleur près.
Parce que cette année restera à jamais celle où il y a eu le 7 octobre. Les otages et les images de leurs proches qui arrivaient sur nos écrans, leurs regards et leurs visages que la douleur et la peur avaient dévorés.
Il y a eu le 7 et puis le 8, le 9, le 10, les bombes, les cris, puis l’absence de cris. L’absence de pleurs est pire que les pleurs, la destruction faisait trop de bruit pour qui voulait faire semblant de ne pas l’entendre.
Même à des milliers de kilomètres, même plongés dans le noir, même sans réseaux de communication, même pour ceux qui ne voulaient pas en parler, un enfant palestinien meurt toutes les dix minutes à Gaza. Toutes les dix minutes, c’est le temps qui sépare le début de mes vœux de leur fin. Une vie d’enfant gazaoui.
Profitant de nos colères toutes mélangées, le racisme – dont l’antisémitisme et l’islamophobie sont des visages – s’est par ailleurs engouffré dans la brèche. Il s’est invité jusque dans nos rues, sur nos murs, le pas des portes de nos voisins. Si bien qu’en 2023, on a dû marcher à nouveau pour rappeler cette évidence : aucune vie ne vaut plus qu’une autre.
Pendant ce temps, nous sommes trop occupés à nous écharper, coincés dans notre bavardage virtuel où, comme l’écrit l’autrice Lola Lafon, « les mots sont devenus des objets », dont on s’empare, qui servent à se signaler, à se faire voir, à vérifier ce qu’on vaut sur le marché de l’opinion : « Êtes-vous pour ou contre la prise d’otages adolescents ? Pour ou contre le bombardement de civils ? »
Dans une feuille de journal, je vois une photo, le mot d’un médecin, sur un tableau qui servait à planifier des opérations : « À qui reste jusqu’à la fin, racontez notre histoire, on a fait ce qu’on a pu, ne nous oubliez pas. » Le tableau était déchiqueté par une explosion, des bombardements de l’armée israélienne quelques jours plus tôt avaient détruit l’hôpital, mais on pouvait encore lire : « Ne nous oubliez pas. »
En ne faisant pas de ces vœux une sinistre liste à la Prévert, combien de souffrances vais-je oublier ? Sans doute celle qui vous semble inoubliable, peut-être la vôtre ? Plutôt, laissez-moi vous dire cela.
Il y a dix ans, à ma place, Ariane Mnouchkine commençait ainsi ses vœux : « Je vous souhaite d’être heureux. » À mon tour, je vous souhaite d’être heureux. Je vous souhaite d’être heureux, mais en a-t-on encore le droit ? Dix ans après, en 2023, est-ce bien acceptable, est-ce bien correct de vous souhaiter d’être heureux ?
Une fille de mon âge, pour peu qu’elle soit née à Gaza, au Congo, au Yémen, ne pourrait s’autoriser une pensée aussi large qu’une année, quand une simple nuit n’est pas certaine d’advenir. Alors n’est-il pas trop injuste d’être joyeux ? Sans se laisser rattraper par la coupable crainte que nos rires deviennent indécents, notre joie insultante, nos rires, un privilège ?
Et puis, si c’était finalement une résistance moins lâche qu’elle n’en a l’air ? Je pense cette année aux dignes danses des Iraniennes, aux derniers concerts dans les bunkers d’Ukraine, aux poèmes écrits sous les bombes, à l’hommage tout en pas de deux du mari d’Agnès Lassalle, la professeure assassinée dans sa classe, aux dessins gravés sur les murs des camps comme ceux des prisons, aux rires qui désarment les puissants.
Alors, j’ose vous souhaiter d’être heureux.
Faire de cette joie une résistance qui électrise la froideur et le cynisme d’une époque. De rire même. Je vous souhaite que 2024 soit drôle, remplie de cet humour que Gary définissait comme « l’affirmation de la dignité, une déclaration de la supériorité de l’homme face à ce qui lui arrive ». C’est précisément ce qui semble nous manquer.
Les mauvaises langues diront de janvier qu’il est le mois des souhaits et le reste de l’année ceux où ils ne se réalisent pas. Mais s’il y a bien un soir où l’on peut se permettre les grands mots, quitte à ce qu’il n’en reste qu’un petit élan, c’est maintenant. Alors je vous souhaite…
Je vous souhaite surtout du panache, de l’impertinence et de la dignité. Je vous souhaite de ne pas être d’accord, de rencontrer ceux qui ne sont pas d’accord avec vous, d’y passer du temps, du vrai, en dehors des écrans. Je vous souhaite de vous réconcilier avec les âmes grises, je vous souhaite de vous oublier un peu, d’avoir l’irrésistible envie de penser plus grand que soi, de ne pas prévoir l’avenir mais de le rendre possible.
Je vous souhaite la fougue que Victor Hugo adressait à Gavroche dans ces lignes : « tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise ».
Alors je vous souhaite de tenir bon, de tenir tête, de ne jamais vous laisser aller à l’impuissance, de préserver coûte que coûte le courage de regarder droit.
Et je vous souhaite des choses simples, indémodables comme la douceur, les baignades dans l’eau froide, les cafés chauds et les longues étreintes.
Dans le bruit d’une époque qui sans cesse accélère, je vous souhaite de savoir saisir ce « quelque chose qui se passe », entendre les moments qui sonnent juste au milieu du chaos du monde. Je vous souhaite de voir les chemins de traverse qui court-circuitent les autoroutes qui vont trop vite nulle part.
Et quand tout semble s’employer à nous fractionner en camps irréconciliables, je vous souhaite d’être solidaires. Aussi ringard ce mot semble-t-il être devenu. Je vous souhaite que votre première préoccupation soit pour celui ou celle qui a posé un genou à terre. Je vous souhaite de ne pas attendre le grand soir pour faire advenir les petits matins courageux.
Aussi, je vous souhaite de rester intranquilles.
Vous le savez, je suis une jeune présidente et je vous promets cette année encore de faire résolument de mon mieux. Mais si toutefois cela s’avère ne pas être assez, si d’aventure l’exercice de cette fonction endort mon discernement et ramollit mon courage, si ce siège devient trône ou si, par son exigence, j’en viens à être si loin de vous, à ne plus vous connaître, je compte sur vous pour vous soulever, faire par-dessus moi ou vous organiser en dehors.
À tout instant, si mes lois deviennent injustes ou mettent en danger les conditions de vie sur terre, je vous conjure de leur désobéir. Comme le dit le philosophe Claude Lefort, la démocratie fait du pouvoir « un lieu vide », ce qui signifie qu’il est inappropriable et qu’il doit donc sans cesse être remis en jeu, être sans cesse exposé au conflit et à la contestation démocratique.
Je ne suis rien qu’une fonction. Pour qu’elle fonctionne, vous devez en être. J’ai seulement le pouvoir que vous me donnez, et il m’oblige. Si l’État est ce qui tient debout, ne laissez jamais les miens vous mettre à genoux.
Et surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre presque « au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée, disait encore à ma place Ariane Mnouchkine il y a dix ans, et qu’ils en seront non les rouages muets mais, au contraire, les inévitables auteurs ».
Je vous souhaite donc, pour cette année à venir, d’oser étonner la catastrophe. Nous pourrions être surpris. Et si l’on échoue, l’année suivante se souviendra que nous avons fait ce qui était juste. Et puis si ça ne passe pas, 49-3 !
Enfin, puisque c’est sûrement la seule fois qu’il me sera donné de le dire : chers concitoyens, chères concitoyennes, vive la République et vive la France !
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