Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
dimanche 18 janvier 2009
Le rivage des Syrtes
Au loin, le Farghestan, très probablement...
Je viens d'achever le chef d'oeuvre de Julien Gracq. Je croyais l'avoir lu jadis et je suis certain maintenant qu'il n'en fut rien ; peut-être l'ai-je commencé et puis le tiraillement d'une frivolité récurrente l'a écarté de mes priorités du moment. Ce n'est pas grave. Les choses doivent arriver un jour plutôt qu'un autre. C'est un livre d'une densité extraordinaire. L'écriture est d'une richesse rare, exempte de dandysme. J'ai envie de dire qu'il s'agit de poésie. Les thèmes traités sont multiples : la fin d'une civilisation, l'autre-l'étranger, l'amour bien sûr, la relation entre la sagesse et la folie de la jeunesse, l'ordre, l'imaginaire qui permet de vivre, ... Le style me fait penser au travail d'orfèvre que l'on peut contempler sur certaines pièces incroyablement ciselées, représentant des scènes ou des motifs d'une imagination et d'une richesse quasi absolue. Certaines phrases sont d'une longueur immense (il est possible de s'y perdre), rythmées par des ":" ou des ";" qui s'agencent comme des poupées russes ; je n'ai pourtant pas senti "d'effets de style", mais plutôt la nécessité de "témoigner" de l'extrême densité des choses.
Je ne souhaite pas opposer "Le rivage des Syrtes" à d'autres livres - et en particulier des livres contemporains dont la lecture est plus "facile" - car pour moi, c'est une petite querelle qui n'a pas d'intérêt - et peut-être pas de sens - car, s'il est sans doute indispensable de lire des "classiques", comment peut-on imaginer, si l'on veut s'intéresser vraiment à son temps - ce qui constitue pour moi une règle d'humanité - ne pas tenter de lire une fraction du meilleur de la production actuelle ?
"Le rivage des Syrtes" est paru en 1951, a reçu le Goncourt que Gracq a refusé (En connais-tu la raison Gérard ?). C'est un livre à étudier, c'est évident. Mais toute oeuvre forte serait à étudier ; le temps est un incontournable accessoire. Pour avancer dans l'étude, j'ai trouvé un commentaire de Gracq qui, à la lumière de l'actualité, prend un accent particulier.
"Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage cles Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil "l’esprit-de-l’Histoire", au sens où on parle d’esprit-devin, et à le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination. Il y a dans l’Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d’excipient inerte, a la vertu de griser. Il n’est pas question, bien sûr, de l’isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n’est pas interdit à la fiction de parvenir à l’augmenter.
Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’ il est par une longue torpeur imperçue."
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Tu m'as convaincu. Je vais lire ce livre. La phrase que tu cites m'y incite. Mais je pense qu'il me faudra faire table rase (comme Descartes) de tout ce qui peut m'encombrer, pendant quelques jours. C'est vrai, la lecture exige une réelle disponibilité. A défaut, on passe a côté de bien des choses !
RépondreSupprimerSorry, "doctus cum libro". Mais l'important était de répondre à ta question (j'en avais entendu parler de ce refus, naguère !)
RépondreSupprimerJulien Gracq, décédé samedi 22 décembre à l'âge de 97 ans, avait refusé en 1951 le prix Goncourt pour son livre "Le rivage des Syrtes".
"J'appartiens à l'une des plus vieilles familles d'Orsenna. Je garde de mon enfance le souvenir d'années tranquilles, de calme et de plénitude entre le vieux palais de San Domenico et la maison des champs, au bord de la Zenta": ainsi commence le roman qui a enflammé la rentrée littéraire 51.
Le rivage des Syrtes est le 3e roman de Julien Gracq, après Au château d'Argol, refusé par Gallimard, et Un beau ténébreux.
"Le jury n'a pas tenu compte de mon attitude"
Le roman, qui paraît à l'automne 51, est l'histoire d'un suicide collectif sur fond de pays imaginaires. Il est très bien accueilli par une partie de la critique. Antoine Blondin dit qu'il s'agit d'"un imprécis d'histoire et de géographies à l'usage des civilisations rêveuses". Mais d'autres parlent de style "surchargé et cérémonieux" et le jugent dénué de toute attache au monde extérieur.
Très vite, la rumeur enfle: Julien Gracq "serait menacé d'un Goncourt comme on le serait d'un retrait de permis de conduire", selon la formule de l'écrivain-journaliste Pierre Assouline.
Car, avant même d'être cité pour le prix, l'auteur avait publiquement annoncé qu'il le refuserait. Il venait d'écrire "La littérature à l'estomac", un pamphlet dans lequel il regrettait qu'on s'intéresse plus à l'auteur qu'aux livres et dénonçait l'incompétence des jurys littéraires et les préjugés de la critique.
Malgré tout, les Goncourt lui accordent le prix.
Ce jour d'automne, Drouant est noir de monde. Un des jurés, Raymond Queneau, farceur à souhait, assure à la meute de reporters qui attendent le verdict que le prix a été attribué à Julien Green pour "Les ravages de Sartre".
Le nom du (vrai) lauréat est enfin annoncé. Or, Gracq n'a pas déserté Paris. Dans un café de l'Odéon, il dit à la presse, et à sa manière, inimitable: "le jury n'a pas tenu compte de mon attitude. Ce n'est pas que je sois impressionné par une détermination ferme. Je reconnais aussi volontiers - si je n'aime pas les prix - qu'il y a parmi eux certains suffrages qu'aucun écrivain n'a le droit de récuser sans une intolérable grossièreté".
Merci pour tes commentaires
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