Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
mardi 13 janvier 2009
Déchiffrer les nuages
C’est elle, ma grand-mère, qui m’a appris à déchiffrer les nuages. Souvent le dimanche, quand le temps s ‘y prête, c’est à dire quand le ciel est balayé par le vent d’ouest et que défilent au-dessus de la mer des hordes de nuages blancs turgescents, nous restons de longs moments l’un contre l’autre, installés sur la bande étroite de sable fin à nous montrer avec le doigt, ou simplement du regard, les silhouettes souvent grotesques des chimères grimaçantes que nos imaginations complices démasquent au gré des apparitions nuageuses. J’ai alors entre cinq et huit ans.
Aujourd’hui encore il m’arrive régulièrement de me perdre dans la contemplation solitaire de ciels comparables. Il m’arrive même d’exercer cette pratique sur des supports plus domestiques : le relief imparfait d’une dalle prise au hasard dans l’opus incertum d’un lobby d’hôtel, l’imprimé débridé du linoléum dans l’antichambre d’un notaire, ou les arabesques des veines d’un bois prétentieux sur la table lustrée d’une salle de conseil d’administration. Réapparait alors, sans effort, une profusion de créatures le plus souvent monstrueuses, que mon regard d’amateur se plait à reconnaître. Car je n’invente rien ; tout existe, juste derrière ce qui est.
Cette disposition à la contemplation que je me suis efforcé d’entretenir pendant de longues années – j’ai bientôt soixante ans – m’assiste fort agréablement aux moments où, saisi par l’ennui lors d’une fastidieuse réunion familiale ou par le dérisoire d’une des nombreuses manifestations professionnelles auxquelles ma fonction m’impose de participer, j’éprouve avec impatience le besoin urgent de l’absence.
Ces dimanches-là, nous restons ainsi de longs moments l’un contre l’autre. Ma grand-mère est assise sur une sorte de petit transat en toile, bleu rayé blanc. Elle porte un chapeau de paille jaune aux bords larges et essoufflés, garni d’un ruban bicolore. Je suis à genou sur le sable ; très souvent en maillot de corps et maillot de bain. Nous regardons le ciel au-dessus des cimes joufflues des pins parasol qui couvrent la montée à l’ouest, vers le fort. Nous guettons, complices, l’apparition du prochain cumulus ; une possible trogne avinée de soudard que nous reconnaitrons tous les deux, exultant à la même seconde. Ma grand-mère ne cesse de tricoter, avec des gestes précis, syncopés. Ce sera encore un pull jacquard aux couleurs primaires et criardes qu’elle m’imposera de porter le jour de la rentrée des classes.
A quelques mètres de nous, c’est déjà la grève que la marée découvre comme un territoire désolé, avec ses affleurements de rochers roses chargés de lourdes brassées de goémon luisant. La pierre est clouté de colonies de bigorneaux noirs et gris. Dispersés sur les flaques de sable résiduelles il y a ces cailloux assassins aux angles vifs.
Lorsqu’un grain survient, caché jusqu’au dernier moment par la colline boisée qui surplombe le port, nous courrons maladroitement dans le sable nous réfugier sous un grand rocher plat que la nature a providentiellement placé là pour nous abriter. Quelques secondes avant que l’orage n’éclate, le ciel a déjà déversé dans la mer toute l’humeur sombre de ses nuages coléreux. La surface de l’eau prend alors en un instant une teinte ultra-marine. Soudain les premières gouttes, lourdes, silencieuses, qui viennent grêler le sable devant l’abri. Et puis, tout s’accélère. Des trombes d’eau rebondissent sur la pierre formant tout autour de nous une drôle de cascade bruyante. L’air devient plus frais. J’éprouve un plaisir immense à être spectateur de ce déchaînement brutal du ciel. Il est évident que nous sommes coupables de ce déluge ; que certaines des créatures atmosphériques se vengent d’avoir été démasquées. Nous avons trahis. Vraisemblablement.
La plupart du temps – toujours ? - nous sommes seuls sur cette minuscule plage juste séparée de la cale n°1 par une avancée de rochers tâchés de lichens semblable à de la poudre de safran. La « vraie » plage c’est Le Guerzido, je le sais, mais nous n’y allons jamais ; probablement que sur l’île on ne mélange pas les domestiques avec les propriétaires et les estivants. Mais peut-être aussi que ma grand-mère ne souhaite pas y faire certaines rencontres ; sur l’île, il y a des rencontres qu’elle ne peut plus faire.
Cadel Ubbale
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Jolie prose jeune homme et émouvante en plus !
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