dimanche 8 février 2009

A vos marges, citoyens !



Frédéric Edelmann, journaliste spécialisé dans l’architecture au Service Culture du « Monde », fait paraître dans le numéro daté du dimanche 8 – Lundi 9 février 2009, sous le titre « De la crise économique à la crise de l’architecture », un article extrêmement intéressant où il met en évidence le lien direct entre capitaux et constructions. La réduction brutale - sinon la disparition - des premiers conduisant fatalement au report ou l'annulation proprement dite des secondes. Mais si la crise économique ne fait aucun doute (un article du même N° du "Monde" titre sur : "Crise : le choc est à venir"), faut-il parler de "crise de l'architecture" ?
L'architecture est-elle à un "moment périlleux et décisif" de son parcours à travers le temps par le fait qu'une crise économique "sans précédent dans l'histoire" secoue le monde ? Périlleux, je ne crois pas ; décisif, vraisemblablement.
Dans "périlleux", il y a "péril", terme associé à la notion de danger. Il est vraisemblable que le danger est plus d'ordre quantitatif que qualitatif. C'est déjà pas mal, me direz-vous ; il est évident que moins de projets égal moins de travail pour tous les acteurs de l'acte de concevoir et de construire ! Mais, deux remarques : 1) la plupart des projets évoqués dans l'article correspondent à des commandes exceptionnelles aux mains d'une petite minorité de "stars" de l'architecture ; c'est formidable que de tels projets aient pu être initiés (sous réserve, pour certains, de leur véritable utilité), mais ce n'est pas le gros de la troupe, loin de là, qui est concerné. 2) le coup de frein au déraisonnable, à la "surenchère formelle ", n'est-il pas finalement salutaire ? Comme y fait référence Edelmann, en citant l’architecte israélien Zvi Hecker, l'architecture ne va-t-elle pas retrouver un peu « de la mission de modèle vertueux » et de ses « obligations sociales » édictés par le Mouvement moderne ? Edelmann de poursuivre en citant son confrère du New York Times, Nicolas Ourousoff, qui souligne qu’« aux Etats-Unis, comme à Londres, Tokyo ou Dubaï, l’architecture sort d’une période de surenchère formelle, qui excluait la dimension sociale de la construction. »
Après les dollars et les paillettes : "low-cost", "développement durable", "fonctionnalité" à tous les étages ! On aurait tort de croire que ce régime minceur forcé est de nature à dégrader la qualité architecturale. Et si cette ascèse nous permettait, à nous autres concepteurs, de nous remobiliser sur l'essentiel ? La question de l'abri, de la fonction, de l'usage, du juste, du conforme aux besoins dans un budget fixé, du véritablement durable, etc. Bien entendu, si dans la chaîne des intervenants à l'acte de construire, nous sommes les seuls à pratiquer cet exercice, l'architecture y perdra forcément. A vos marges, citoyens !

Et finalement, pour revenir à l'article d'Edelmann, qu’importe pour l’Architecture que les Emirats Arabes Unis aient décidé de geler 582 milliards de dollars pour l’extension invraisemblable de Dubaï ; qu’importe que des projets démesurés, soi-disant labellisés « écologique », soient mort-nés ; qu’importe que des projets de villas de milliardaires fondées sur des îles artificielles soient suspendus : l’Architecture a-t-elle quelque chose à y perdre ? N’était-elle pas en train de dérailler quelque part ? La « surenchère formelle » n’est-elle, ou n’était-elle pas, une sorte de maquillage, de travestissement facile, susceptible de confondre in fine, architecture et décor spéculatif ? Ce "moratoire" obligé n'est-il pas une chance pour l'Architecture ?

A l’heure où la Cité de l’Architecture et du Patrimoine a eu le bon gout (le flair ?) de présenter une exposition des architectes du « low-cost » (mais du « more space ») Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, il est utile de se réinterroger sur cette spécificité de l’architecture qui ne peut la rendre assimilable à un « produit marchand » comme les autres ; au même titre d’ailleurs que l’Education, la Recherche (scientifique et en sciences humaines), la Médecine ou les Arts.
A cet égard, Giancarlo di Carlo écrivait : "La mission essentielle de l'architecture est d'organiser et de former l'espace pour l'usage, de le confier à l'expérience tant individuelle que collective, de l'exposer aux outrages du temps. De telle sorte qu'il se patine, se stratifie, continue d'acquérir de nouvelles significations, jusqu'au point où il se met à dessiner et à se redessiner lui-même, comme de son prore chef, pour supporter et transmettre la plus éloquente des traces des évènements humains."
Le bon côté de la crise (même s’il paraît dérisoire face à l’ampleur du sinistre que l’on nous annonce), sera d’éviter à l’architecture de se transformer en "produit marchand", au service exclusif d’une image ou d’une rentabilité ; éviter une collusion désastreuse entre la sphère financière et l’architecture. Pour construire des bâtiments, ou plus largement des ouvrages, au service du collectif, l’architecture a besoin d’une économie qui lui permette de créer dans une démarche libre, généreuse et responsable. Elle a besoin de maîtres d'ouvrage porteurs d'une vision qui soit non asservie aux sacro-saintes "règles du marché", remises systématiquement sur le tapis comme un référentiel absolu, et dont je soupçonne qu'elles ne soient, pour l'essentiel, qu'un catalogue de dispositions susceptibles de générer le maximum de profit.
Elle a besoin d’architectes et d’ingénieurs engagés, avec leurs talents respectifs et complémentaires, dans cette démarche ; on l’avait presque oublié.

L'architecture est porteuse d'une responsabilité majeure : sociétale (elle peut être un amortisseur ou un amplificateur formidable des frictions urbaines), et environnementale (toujours plus consommatrice d'espaces pour répondre à l'explosion démographique, elle doit dans le même temps limiter l'utilisation de matière). A ce titre elle doit être réfléchie en dehors de la dictature du court terme. L'architecture ne doit pas être cotée à Wall Street !

4 commentaires:

  1. D'accord avec votre analyse sur les dérives de l'architecture. Mais je crois qu'il faut aller plus loin ; actuellement,dans cet effondrement du système financier et économique, il s'agit de savoir comment les plus pauvres vont pouvoir se loger et se chauffer et ce, dans le court terme. Les architectes doivent se rendre compte que nous avons changé d'époque ( voir l'article, dans le Monde du 8 et 9 février de Harald Welzer, psychosociologue allemand !)

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  2. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article auquel vous faites référence. Vous êtes un peu dur avec les architectes : pour la plupart, ils se démènent avec la commande pour tenter de construire ; et cette commande est souvent coincée entre des aspirations liées à l'image et des considérations financières. Les premières sont légitimes, mais on assiste aussi à des dérives ; les secondes doivent être plus "raisonnables".

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  3. Quelques réflexions éparses et totalement désordonnées d’un béotien en architecture. A lire (peut-être et à jeter).

    Les deux points qui me font vibrer lorsque je visite un édifice, un monument ou une œuvre architecturale sont la beauté des formes et la place faite à l’homme pour se mouvoir ou tout simplement pour y vivre.
    Je pourrais citer quelques exemples où j’ai éprouvé cette sensation de beauté mêlée d’un souci d’humanisme (on pourrait parler d’humanibilité peut être).
    Evidemment il y a aussi le critère de l’utilité. Mais je le trouve très ambigu : utilité pour qui, utilité pour quoi ?
    Si je prends la Tour Eiffel par exemple.
    A l’évidence, elle dégage une certaine beauté. En tout cas à notre époque elle exprime la beauté que peut dégager l’architecture métallique.
    Quel est la place faite à l’homme ?
    L’accès à tous les niveaux est possible aisément par les ascenseurs, plus difficilement par les escaliers.
    Mais l’intérêt qu’elle procure à chaque visiteur est bien la vue à 360° sur Paris et la région parisienne. Et en même temps elle donne accès à une certaine forme de connaissance.
    Versailles : il émane du château et des jardins une beauté esthétique classique indiscutable. Quant à la place faite aux hommes, elle ne dépendait pas de l’architecture elle-même, mais de l’utilisation qu’on pouvait en faire. Alors selon qu’on était un grand seigneur ou un palfrenier la perception de l’humanisme des lieux pouvait changer.
    Quant à l’utilité, il est clair que ce palais a joué un rôle social et politique essentiel à l’époque de Louis XIV, il a répondu à un dessein politique émanant de la monarchie. Il est l’expression même de la monarchie absolue.
    Pour les révolutionnaires, ce château somptueux à été construit avec la sueur des ouvriers et avec les prélèvements d’impôts toujours plus lourds sur le dos du peuple.
    C’est un symbole de ce qu’il fallait abattre, avec les églises en prime.
    Aujourd’hui Versailles est un palais qui se visite, il sert au rayonnement culturel de la France, il permet aux Versaillais de gouter les joies de la promenade ou des jeux d’eau et il rapporte des devises. Il permet aussi à certains mécènes de faire des économies d’impôts. Il offre enfin des chantiers de restauration à des corps de métiers très spécialisés … que sais-je encore ?
    Ce constat très rapide révèle le rôle joué par le temps et par l’histoire dans la fonction même d’une œuvre architecturale.
    Le projet d’origine peu à peu se dénature, de nouvelles utilités apparaissent, de nouvelles fureurs peuvent aussi aboutir à une destruction pure et simple.

    On pourrait tenir le même raisonnement pour Angkor ou les cathédrales gothiques.
    La cathédrale au départ symbolisait la puissance des évêques par rapport à celle des abbayes qui avaient construit des édifices romans. La fonction religieuse était importante avec l’accès aux images bibliques qu’elle procurait, mais ces grands vaisseaux étaient aussi aux mains des corporations qui conduisaient leurs affaires sous les grandes voûtes.
    Ces chantiers ont également eu l’avantage de fournir leur pain quotidien à de multiples ouvriers. Ils ont aussi permis l’émulation, l’innovation, le progrès dans les techniques de construction, sur des durées parfois très limitées. L’histoire de la construction des cathédrales gothiques, depuis Saint Denis jusqu’aux plus beaux exemplaires du gothique flamboyant est riche d’enseignement sur ce point.
    Aujourd’hui lorsqu’on déambule dans les travées de Notre Dame, on est bien loin des projets d’origine. Temple servant aux événements importants, à la messe du dimanche des paroissiens, mais surtout pôle d’attractions de milliers de touristes qui n’ont rien à voir avec la religion catholique. Source de profit à tous les niveaux et pour de multiples profiteurs.
    98% des visiteurs n’ont aucune idée des symboles créés par les architectes et réalisés par les maitres et les compagnons. Le grand vaisseau vit sa propre vie au fil des siècles, se moquant totalement des projets initiaux de ceux qui l’ont bâti.

    Qu’en sera-t-il des grandes constuctions architecturales d’aujourd’hui : gares, stades, tours d’habitation, ponts, musées, hotels ?

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  4. Gérard, tu abordes plein de choses dans ton commentaire, mais une fondamentale, c'est le rapport du temps et de l'histoire à l'architecture. Sais-tu qu'il s'agissait du thème central de la leçon inaugurale de M. Christian de Portzamparc au Collège de France, lors de l'ouverture de la chaire artistique (c'est pas tout à fait l'appellation, mais ...). Bon j'ai pas le temps de m'appesantir la-dessus car il y a un petit resto qui m'attend ! A+

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