Ce matin, j’ai rendez-vous avec Pascal, Alain et son épouse, et une jeune femme dont j’ignore encore le prénom.Quand je dit « j’ai rendez-vous », ce n’est pas au sens où « j’ai pris rendez-vous », mais plutôt où les circonstances ont fait que… je me suis retrouvé à échanger avec…
Mais d’abord, Jean-Michel. Notre passeur est inquiet : sa tante vient d’être hospitalisée à l’hôpital Trousseau de Tours pour une fracture ; conséquence d’une chute liée à son alzheimer qui la faisait marcher les jambes croisées ! Il est son référent et doit descendre à Tours demain matin, aller-retour dans la journée. Il viendra quand même tôt demain matin ici pour faire la mise en place des magazines et la cuisson des viennoiseries. On le sent anxieux, notre passeur.
Pascal. C’est le prénom de l’homme que j’ai surnommé « le biker ». Il est déjà là, seul à une table. Nous nous saluons. Monsieur Pascal, c’est une certaine élégance (plutôt une élégance certaine) ; aucune improvisation dans la tenue vestimentaire ni dans le choix des accessoires (bagues, bracelets, collier, boucle d’oreille, …), toujours la casquette (en toile cette fois car il fait déjà très doux), toujours les lunettes de soleil (Ray-Ban), l’accent un tantinet parisien, moustache et mouche façon Second empire taillées avec soin, toujours la chienne barbet dont j’apprends le nom : Utah (« il fallait choisir un nom commençant par U et, sans inspiration, j’ai questionné ma fille qui faisait alors un road-trip aux USA ; Utah, m’a-t-elle suggéré, c’est dans cet état que je suis actuellement »).
Utah est toute noire à l’exception d’une « cravate » blanche qui lui remonte jusque sur le museau.
La jeune femme qui m’avait déjà parlé de son désir d’écrire nous a rejoints. Lunettes de soleil, masque de protection respiratoire bien calé sous le menton, elle reste debout à côté de notre table. Me voyant, et remarquant le livre posé sur la table, elle me dit à nouveau : « j’aimerais écrire ; comment faut-il faire ? Avoir des diplômes, … » Je lui dis que, ce que je peux lui conseiller est d’écrire et de lire. Écrire tous les jours, en prenant un sujet au hasard. « Tenez, la gare de Becon par exemple et tous ses habitués ; il y a des milliers de pages à remplir. Mais, il faut écrire pour soi avant tout. Ne pas penser à la gloire et surtout pas à devenir riche. »Elle me répond que la gloire, elle s’en méfie et que toutes ces vedettes, ça ne l’intéresse pas. « Ce sont toutes des aguicheuses et je n’aime pas les aguicheuses », ajoute-t-elle. Jean-Michel intervient et avec humour glisse : « des aguicheuses, à Becon, je n’en connais pas ! »
Nous poursuivons sur la rue d’Amsterdam et la rue de Budapest. (Incroyable, l’enchaînement des pensées !). J’évoque mes trajets à pieds pour rejoindre le RER entre Europe et Havre-Caumartin du temps où j’habitais rue d’Amsterdam. Je partage avec eux le souvenir de cette prostituée avec un chapeau au bord très large et des cuissardes, qui faisait le tapin devant l’entrée d’un immeuble au bas de la rue de Budapest ; une rue assez glauque à cette époque (les années 80). Elle montait régulièrement à une heure matinale avec un petit bonhomme qui ne ressemblait à rien. Ils n’échangeaient aucune parole et quand le type arrivait à son niveau, le couple, dans une chorégraphie minimale - elle, empruntant une allure de grande dame et lui, ramassé dans un petit costume élimé d’employé de bureau - s’engouffrait dans la cage d’escalier.
J’imagine le gars, les épaules du costume constellée de pellicules, l’haleine désespérément fétide, outrageusement parfumé à l’after-shave de supermarché et qui, la veille au soir, lapait sa soupe en silence devant le poste de télévision aux côtés de bobonne bigoudillée, sifflotant à l’aube en enfilant son marcel et son slip kangourou, dans la perspective de vivre dans une heure à peine les 5 minutes de félicité de sa journée.
Monsieur Pascal nous apprend qu’il y avait des péripatéticiennes à Becon dans les années 70 et qu’elles avaient un bar : le Tonneau. Jean-Michel intervient : « Pascal, t’as l’air de bien connaître ! »
La jeune femme au masque FFP sous le menton dit : « je n’aime pas ces endroits et je n’y entrerai jamais ». C’est vrai qu’on ne lui souhaite pas car, en règle générale, les jeunes femmes qui entrent dans ce type d’endroits, ce n’est pas pour y faire du tricot. « C’est des frustrés qui vont là-bas. » Elle a sans doute raison.
Je pense à cet instant à l’auteur de « La Recherche ». S’est-il fait fouetter comme son personnage, le baron de Charlus », dans un bordel d’homme ? Dans tous les cas, ce n’était pas au « Tonneau » - l’honneur de Bécon est sauf - le célèbre écrivain ne quittant son havre parisien que pour le Grand Hôtel de Cabourg.
La jeune femme nous quitte et je vois Jean-Michel qui fait des grands signes. « C’est le couple qui t’a acheté un livre de poèmes et lui qui travaille dans l’édition », me dit-il.
Je quitte la table de Monsieur Pascal pour une table voisine où nous prenons place tous les trois, le couple et moi.
Lui s’appelle Alain et j’ai oublié le nom de son épouse (mais Jean-Michel me le rappellera). Ils habitent Bécon, dans l’immeuble d’angle où se trouvait en rez-de-chaussée la petite imprimerie qui a fermé ; lui, il est parti ailleurs. J’ai l’impression (c’est le cas de le dire) que la femme de l’imprimeur était partie un peu avant. Je la croisais quand elle emmenait son fils à l’école. Une grande et belle femme brune au visage rond et lumineux. Lui, avait l’air un peu triste. Mais c’était peut être encore qu’une affaire d’impression…
Alain a beaucoup aimé mon Opus3. Jean-Michel a du lui « en faire la réclame » comme on disait jadis. Il m’avoue qu’il s’est décidé à l’acquérir en l’ouvrant, en tombant par hasard sur le poème en hommage à Camus et ses « Noces à Tipasa » ; « un texte sublime » (celui de Camus, je précise… restons humble).
Il a apprecié mon écriture et certains poèmes, comme celui pour à ma mère ou celui pour ma petite-fille, Daria, l’ont beaucoup touché. Je suis flatté, il ne faut pas se le cacher.
Nous restons une petite heure à échanger et c’est fou ce qu’on peut apprendre en une heure. Madame a travaillé dans la publicité (elle ajoute, comme une évidence désabusée : « dans différentes boîtes qui ont été rachetées, ont fusionné, etc. »), lui, Alain, dans l’imprimerie (décidément !) ; en commençant comme typo, précise-t-il. Ils sont depuis 15 ans à Becon ; ils habitaient auparavant à Marne-la-Vallee. Ils ont trouvé cet appartement un peu par hasard, en août, il n’y avait personne à Bécon, un appartement au calme, pas comme celui, visité à Bois-Colombes et tout près des voies ferrées ; « ici, la gare n’est pas loin, mais on ne peut pas dire qu’on est dérangés par les trains ».
Alain pense qu’il est important que des lieux comme celui-ci existent, où on peut échanger avec d’autres personnes ; le contexte actuel est tellement anxiogène. « Lire aussi est un stimulant. » Son épouse lui souffle qu’il écoute la radio, une en particulier. « Oui, j’écoute le matin France Culture, et ça fait un bien fou. Il y a des émissions remarquables. » Je ne peux que souscrire à tout ce que dit Alain. J’ajoute : « Oui, France Culture, que je trouvais très intello quand j’étais plus jeune, c’est incroyable la richesse… et les podcasts… » Ils vont partir chez leurs enfants dans le Jura pour une semaine. De mon coté, je vais quitter provisoirement Becon pour les rivages insulaires de Charente-Maritime ; pour une dizaine de jours.
J’ai laissé mes coordonnées à Alain en lui disant de ne pas hésiter à me recontacter s’il souhaitait échanger par courriels. J’ai passé un moment très agréable en leur compagnie.
Pendant notre conversation, j’ai remarqué de temps en temps Jean-Michel qui pointait son nez entre deux clients. C’est lui le passeur. Alain m’avait fait remarquer que ce « magasin de presse » comme le désigne Ginette, la « petite-grande Dame » de Bécon, pourrait être comme la plupart de ces magasins de gare : banalisés, sans saveur, avec des clients qui passent, anonymes, « invisibilisés » les uns aux autres… mais ici, c’est différent, et c’est grâce à Jean-Michel.
Mais il me faut quitter cet « éden de sociabilité ».
« Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte ». Nous nous reverrons (très probablement).
Enfin, au moment de clore cet épisode, si j’oubliais d’évoquer l’invitation que notre passeur m’a passée (normal !) pour le salon des maisons d’édition indépendantes qui se tient ce week-end au « Palais des Femmes », je serais d’une ingratitude totale. Je m’y suis rendu dans l’après-midi. J’y ai fait de belles rencontres et, en particulier, avec un poète irakien, Salah Al Hamdani, qui connaît très bien la famille du compagnon - d’origine irakienne - de ma fille. J’ai acheté son recueil de poésie,« J’ai vu », qu’il a dédicacé : « À toi, Ourouk, cette mémoire qui cherche à fuir. »
« Cette mémoire qui cherche à fuir » pourrait être le titre de ces petits textes de la série « Ce matin au kiosque ».