Je rends visite, à l’occasion, au kiosquier du relais Hachette de la gare de Becon-les-Bruyeres ; ville de la banlieue nord-ouest de Paris, célébrée jadis par un opus plutôt bien écrit, au titre éponyme, d’Emmanuel Bove.Jean-Michel a ses têtes et ses habitués. Il cache, sous des aspects grincheux, un commerce plutôt agréable, et qui plus est savant dans le domaine de la littérature. Il m’a adopté, me lance des « bonjour Monsieur l’écrivain », et a accepté de me prendre en dépôt trois ou quatre exemplaires d’Abuelo (il en a vendu deux, ce qui peut paraître anecdotique, mais ce que je considère comme une performance dans un lieu de passage où la clientèle d’habitués vient essentiellement pour chercher son journal, et où les voyageurs sont toujours pressés).
Je prends du plaisir à parler avec lui de tout et de rien (mais surtout de tout). Il me fait quelques confidences sur ces clients qui me démontrent (s’il en était encore besoin) que toute vie est un roman. Bien entendu, il fait la cour aux dames - avec respect et sans limite d’âge. Je suis persuadé que certaines d’entre elles viennent ici, uniquement pour entendre ces petites taquineries aux allures d’innocents flirts qui viennent rompre un instant l’espace de leur solitude.
Jean-Michel évoque souvent, avec une pointe de nostalgie non dissimulée, l’époque où il était à la tête de la librairie qui siégeait dans la salle des pas perdus de la Gare Saint-Lazare. Il y rencontrait des personnalités du tout Paris littéraire à l’occasion des signatures ; il vivait alors dans une « vraie » librairie.
Ce matin, la toiture de la gare fuyait à nouveau, laissant perler par instant une goutte solitaire qui avait le bon goût d’épargner la gondole sur laquelle trônent les livres du moment les plus en vue. Ce matin, Jean-Michel a partagé avec moi la recette d’un poulet qu’il a fait rôtir récemment après « lui avoir mis deux gousses d’ail dans le cul, du laurier-sauce, dans le cul également, l’avoir badigeonné d’huile et de citron, enfourné 1h30 avec deux oignons et retourné à mi-cuisson » ; une félicité, m’a-t-il assuré.
Ce matin encore, entrée d’un homme d’une soixantaine d’année, cheveux blancs mi-longs, imperméable récupéré probablement d’un western-spaghetti, moustache abondante mais soignée, doigts bagués comme un biker, et tenant en laisse une petite chienne de six mois aux poils noirs frisés. Une femme plus âgée, placée dans la queue, lui dit que ce genre de chien, un caniche, ça doit se faire toiletter. L’homme lui rétorque que ces chiens ne se font pas toiletter et, qui plus est, que ce n’est pas un caniche. « Ça ressemble pourtant à un caniche », a cru devoir surenchérir la femme. « Pas du tout, et ce n’est certainement pas un caniche », a répondu l’homme sur un ton légèrement goguenard, en prenant à témoin la petite assemblée de clients présents. « C’est un « XX », des chiens de race dressés pour la chasse au canard », m’a-t-il confié en sortant, recherchant à l’évidence une complicité. Une fois l’homme parti, la femme a continué à marmonner : « caniche, ça ressemble à un caniche, et ça se fait toiletter…» Je me suis interrogé : Tenait-elle, plus jeune, un salon de toilettage canin, expérience qui l’autorisait à fournir un tel jugement péremptoire ?
Une autre femme d’un certain âge est entrée quelques instants plus tard, la tête déplumée, les quelques cheveux qui lui restaient sur le crâne trempés par la pluie. Jean-Michel m’avait confié la boutique car il lui fallait réceptionner une livraison. J’ai dit à la femme : « Eh bien, vous êtes toute mouillée ! », histoire de ne pas laisser l’espace du kiosque totalement muet. « Oh, ce n’est rien… c’est surtout que j’ai transpiré ! », m’a-t-elle répondu. Jean-Michel lui a dit de loin : « Je reviens ! Je reviens de suite ». « Je ne suis pas pressée, je vais rejoindre des copines à Saint-Lazare pour boire un coup de Beaujolais. C’est le Beaujolais nouveau aujourd’hui ! » a répondu la vieille dame.
Fichtre, ça m’avait totalement échappé ! Jadis, quand j’étais encore un « actif », j’étais invité à de multiples endroits où des entreprises organisaient la célébration de ce breuvage dont les millésimes recèlent invariablement un goût de banane plus ou moins prononcé. « Du coup » (comme on dit à présent), je suis allé en acheter une bouteille chez un caviste, armé de la recommandation de Jean-Michel …
Vous trouvez tout cela assez banal. Vous avez raison. Mais je suis quand même parvenu à en rédiger une pleine page !