Longtemps j'ai du manger des omelettes traumatisantes. Dans l’une
des pensions que j’ai fréquentée durant ma scolarité, l’omelette revenait avec
une application hebdomadaire, chaque jeudi, sous l’aspect d’une masse allongée,
hésitante entre une mollesse un peu ferme et une fermeté un peu molle, couchée sur
un plat métallique, et qu’une odeur
caractéristique, légèrement écœurante d’œufs brûlés, annonçait dès les abords
du réfectoire, comme une fatalité culinaire. Celle-ci s’accompagnait
d’ailleurs, à l’occasion d’au moins deux dîners par semaine et comme s’il
s’agissait d’une punition supplémentaire, d’un autre plat à base d’œufs que
tous les pensionnaires de notre époque ont un jour redouté : les œufs trop
durs submergés d’une béchamel tiède et figée qu’un cuisinier fantaisiste
s’employait à l’occasion à teinter d’un rose douteux issu d’un ajout probable
de ketchup, lequel permettait au plat de se pousser un peu du col en s’intitulant
pompeusement « à l’américaine ».
Mais restons si vous le voulez bien
sur l’omelette et tentons de lui redonner quelques lettres, sinon de noblesse,
du moins gastronomiques.
Quelques années après ces sinistres périodes de
pensionnat, alors que j’étais étudiant, nous, je veux dire mes amis et moi, trouvions
fréquemment un plaisir simple à confectionner des omelettes que nous déclinions
à l’envi, selon l’humeur du moment et nos ressources financières, mais en nous
attachant par-dessus tout à la servir baveuse. Car l’un des secrets de la
réussite d’une omelette tient avant tout dans l’onctuosité mousseuse de sa
consistance : sa bavosité dans un langage d’énarque. Nous avions
développé un savoir-faire empirique et barbare ne nous imposant pour
s’accomplir que de disposer de quelques œufs – deux par personne – et
d’ingrédients divers, au choix : gruyère râpé, pommes de terre,
champignons de Paris, jambon d’York, ciboulette ou persil et, bien sûr sel,
poivre et lait. Un fouet de cuisine que nos "amis" anglais dénomment whisk - et surtout
pas un « batteur » électrique -, une poêle non adhésive, constituaient
les seuls outils, avec une source de chaleur, nécessaires à notre félicité.
De
cette période, j’ai retenu que seul un mélange vigoureux des jaunes et blancs
confondus durant de longues minutes – battage rythmé que l’Auberge de la Mère
Poulard au Mont Saint-Michel a su convertir en attraction touristique – permettait
de conférer à l’omelette soumise à une cuisson parfaite et présentée, repliée
en deux moitiés égales dessinant comme un long sourire, cet ourlet de bave
noble qui en souligne les lèvres d’un trait de volupté et préfigure, pour
l’assemblée de convives ébahis, une irréfutable promesse de bonheur.
L’omelette est l’un des plats les plus érotiques de l’encyclopédie culinaire. Elle doit être parée d’une peau légèrement hâlée, perlée de beurre, mais sans excès. La muscade en quantité raisonnée lui accorde une pointe de fantaisie exotique qui vient subtilement troubler l’ordonnancement roboratif d’une composition traditionnelle. Enfin, l’omelette baveuse appelle la salade - mais une vraie, du jardin, pas un ersatz maltraité, insipide, servi effeuillé en barquettes plastiques de supermarché - dotée d’une vinaigrette soutenue. Voilà tout.
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