
Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai entendu un cri.
Je m’habille. Je me lave, et tout le reste. « Je m’en vais ! A ce soir ! ». Silence. C’est une habitude. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que je vis désormais seul.
Je sors de la maison pour prendre mon train. Il y a un oiseau, un jeune martinet, apeuré au pied du mur. Je le prends dans mes mains. Il me regarde ; il est confiant ; c’est étonnant. Alors, je le jette en l’air ; le plus haut possible. L’oiseau s’envole.
C’était quoi ce cri ?
J’arrive sur le quai de la gare. Le printemps a du mal à percer derrière les premières journées de mai. L’hiver insiste.
A cette heure matinale, nous ne sommes qu’une poignée d’habitants sur ce quai : un homme emmitouflé dans un blouson violet à l’épaisseur tibétaine, un petit gros boudiné dans une veste à carreaux qui parcourt sans convictions les pages d’un journal gratuit, un couple de vieux qui semblent égarés et inquiets. Les vieux sont très souvent inquiets.
Sur le quai, une femme s’avance maintenant dans ma direction. Elle est habillée comme un homme ce qui, paradoxalement, lui donne une féminité supplémentaire. Elle est très brune. Ses cheveux sont coupés avec soin, assez court. Elle porte un petit sac en cuir rouge-sang ; elle fume une cigarette qui dessine dans l’air derrière elle comme une route imaginaire. Ses yeux sont cachés derrière des lunettes de soleil très noires, très épaisses.
Elle se rapproche. J’aimerais qu’elle s’arrête maintenant. Malgré le froid, son chemisier blanc est ouvert, dévoilant un triangle de peau blanc, lisse, parfait comme l’intérieur d’un coquillage. Elle s’arrête.
Sa bouche est merveilleusement dessinée, sans rouge à lèvre. Quand elle fume, elle dépose comme un baiser sur le filtre. Elle aspire avec délice la fumée et la retient plusieurs secondes.
Elle enlève ses lunettes. J’aimerais croiser son regard. L’odeur du tabac se mélange avec son parfum sucré, comme celui des belles de nuit ; je cherche à respirer le plus possible de cet air-là.
Quel était ce cri ?
Une voix forte annonce le passage d’un train sans arrêt et invite à se tenir éloigné de la bordure du quai. Elle ne parait pas entendre l’avertissement. Elle est très proche de la voie. Nous nous regardons, mais j’ai l’impression qu’elle ne me voit pas. Elle a des yeux pâles, absents, envahis par une tristesse extrême ; et puis autour, des mèches épaisses qui dessinent sur son visage comme des virgules d’encre de Chine. Elle est étonnamment belle sur ce quai.
Je distingue les phares du train ; deux yeux un peu sales. Le cri d’une sirène immense, affreux perce le froid.
Ce n’est pas ce cri.
Puis le bruit déchainé de roulements métalliques qui va en s’amplifiant.
Soudain le train est là. Un voile noir passe devant mes yeux. J’entends un cri épouvantable.
Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai bien entendu un cri.
Je ne suis pas en avance. "Je m’en vais ! A ce soir ! ». « A ce soir ! » me répond ma femme. Je sors de la maison.
Au pied du mur, il y a un martinet qui m’a vu et qui semble me reconnaître.