mercredi 13 octobre 2010

Le cri


Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai entendu un cri.
Je m’habille. Je me lave, et tout le reste. « Je m’en vais ! A ce soir ! ». Silence. C’est une habitude. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que je vis désormais seul.
Je sors de la maison pour prendre mon train. Il y a un oiseau, un jeune martinet, apeuré au pied du mur. Je le prends dans mes mains. Il me regarde ; il est confiant ; c’est étonnant. Alors, je le jette en l’air ; le plus haut possible. L’oiseau s’envole.
C’était quoi ce cri ?
J’arrive sur le quai de la gare. Le printemps a du mal à percer derrière les premières journées de mai. L’hiver insiste.
A cette heure matinale, nous ne sommes qu’une poignée d’habitants sur ce quai : un homme emmitouflé dans un blouson violet à l’épaisseur tibétaine, un petit gros boudiné dans une veste à carreaux qui parcourt sans convictions les pages d’un journal gratuit, un couple de vieux qui semblent égarés et inquiets. Les vieux sont très souvent inquiets.
Sur le quai, une femme s’avance maintenant dans ma direction. Elle est habillée comme un homme ce qui, paradoxalement, lui donne une féminité supplémentaire. Elle est très brune. Ses cheveux sont coupés avec soin, assez court. Elle porte un petit sac en cuir rouge-sang ; elle fume une cigarette qui dessine dans l’air derrière elle comme une route imaginaire. Ses yeux sont cachés derrière des lunettes de soleil très noires, très épaisses.
Elle se rapproche. J’aimerais qu’elle s’arrête maintenant. Malgré le froid, son chemisier blanc est ouvert, dévoilant un triangle de peau blanc, lisse, parfait comme l’intérieur d’un coquillage. Elle s’arrête.
Sa bouche est merveilleusement dessinée, sans rouge à lèvre. Quand elle fume, elle dépose comme un baiser sur le filtre. Elle aspire avec délice la fumée et la retient plusieurs secondes.
Elle enlève ses lunettes. J’aimerais croiser son regard. L’odeur du tabac se mélange avec son parfum sucré, comme celui des belles de nuit ; je cherche à respirer le plus possible de cet air-là.
Quel était ce cri ?
Une voix forte annonce le passage d’un train sans arrêt et invite à se tenir éloigné de la bordure du quai. Elle ne parait pas entendre l’avertissement. Elle est très proche de la voie. Nous nous regardons, mais j’ai l’impression qu’elle ne me voit pas. Elle a des yeux pâles, absents, envahis par une tristesse extrême ; et puis autour, des mèches épaisses qui dessinent sur son visage comme des virgules d’encre de Chine. Elle est étonnamment belle sur ce quai.
Je distingue les phares du train ; deux yeux un peu sales. Le cri d’une sirène immense, affreux perce le froid.
Ce n’est pas ce cri.
Puis le bruit déchainé de roulements métalliques qui va en s’amplifiant.
Soudain le train est là. Un voile noir passe devant mes yeux. J’entends un cri épouvantable.

Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai bien entendu un cri.
Je ne suis pas en avance. "Je m’en vais ! A ce soir ! ». « A ce soir ! » me répond ma femme. Je sors de la maison.
Au pied du mur, il y a un martinet qui m’a vu et qui semble me reconnaître.

3 commentaires:

  1. Dans ton texte, il y a un adjectif dont j'ai peur, réellement. C'est un mot qui me met mal à l'aise, une sorte de faux mot. Un mot "faux-cul" quoi.
    Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à me l'expliquer. J'ai l'impression que c'est le masque d'un autre mot, un mot inutilisable sous peine de vulgarité. Ca c'est l'impression, celle qui se répète depuis mon adolescence lorsque je tombe sur cet adjectif. Certes, je me rends bien compte que mon impression elle-même n'est que le masque de ma propre ignorance. Mais voilà, faut-il que le savoir chasse systématiquement l'impression première, celle qui prend sa source dans la spontanéité infantile. Il n'y a pas de réponse tranchée. A chacun de faire le choix des rapports qu'il entretient avec certains mots.
    Oserais-je ajouter qu'il existe aussi des mots familiers, des mots qui génèrent un vrai plaisir lorsqu'on les prononce ou lorsqu'on les lit. C'est un peu comme lorsque, contemplant une foule sur une photo, soudain, parmi elle, nous identifions l'ami connu. Cette identification elle même passe par des mots et la réalité informe se transforme en vision familière. Ah le pouvoir des mots !
    Je me souviens encore de cette rencontre avec un clochard dans le quartier du Chatelet lorsque j'étais jeune et que je donnais rendez-vous à mon oncle qui avait des bureaux rue Victoria à Paris. L'homme, assis sur un bord de trottoir, manifestement enivré par une consommation abusive de rouge qui tache, ne s'exprimait qu'à travers deux mots qu'il savourait de la même manière, j'en suis sûr, que les curés de mon enfance lorsqu'ils balançaient à leurs brebis surbénies "Dominus vobiscum" et les brebis de répondre dans un véritable orgasme collectif "Et cum spiritu tuo".
    Eh bien notre clochard semblait jouir profondément également lorsqu'il scandait dans l'espace planétaire de la nuit tombante les deux mots sacrés de sa liturgie personnelle "Putain de putain de putain! Enculé. Putain d'enculé. Enculé de putain (?). Ah putain de putain de putain..." et ainsi de suite. Et je passe sur les modulations, les silences, les soupirs, les harangues, les injures ou les perches tendues qui donnaient tant de relief à ce discours en spirale. Mais malheureusement personne ne lui répondait. C'est le drame des religions qui n'ont qu'un seul adepte ! J'étais jeune, je me demandais quelle était cette langue qui semblait si simple à apprendre (plus simple que le latin de cuisine !) et qui apportait tant de plaisir au locuteur hilare.
    Les amoureux des mots, les vrais, ne sont pas toujours là où on croit les trouver.
    Au fait, l'adjectif qui me produit un tel effet, je te le donne en mille mon ami Pergame : "chassieux".
    Chassieux : "Qui a de la chassie, dont les paupières sont couvertes d'une matière gluante qui se dessèche sur leur bord." C'est horrible ! Un peu comme un abcès qu'on crève, pouah!!!
    Abcès : accumulation locale de pus après nécrose dans une cavité néoformée... Bouh!!!
    La chassie, c'est une autre forme de chiasse quoi !

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  2. Merci pour cette analyse brillante. Je maintiens - et davantage encore depuis que je t'ai lu - l'adjectif qui te met si mal à l'aise. C'est formidable que l'écriture puisse créer ce genre d'émotions. Dire que tout était intentionnel serait prétentieux, mais je revendique ce contraste entre, d'une part la beauté de cette femme qui passe en partie par son regard, et le sinistre du train dont on distingue mal les phares que l'on peut imaginer sales. Le train qui va apporter la mort, la fin du rêve, l'achèvement de la beauté, doit forcément être un élément malsain de la scène. Je n'avais pas intégré toute la dimension de chassieux, mais elle me plait bien... dans le contexte.
    Signé : Pergame

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  3. J'ai fini par être convaincu !
    Pergame

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