Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
dimanche 16 novembre 2008
Le Grand Inquisiteur de Dostoievski
Ce texte, étrange, d'une profondeur absolue qui parle de la question du mystère dans la foi, de l'infinie bonté de Dieu, du pouvoir, du pardon, ..." L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu.…« Oh ! Ce n’est pas ainsi qu’Il a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, « tel un éclair qui brille de l’Orient à l’Occident ». Non, Il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, Il revient parmi les hommes sous la forme qu’Il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques « ad majorem Dei gloriam ».Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et – chose étrange – tous le reconnaissent.Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache à ses pas.Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion.Son cœur est embrasé d’amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l’amour dans les cœurs. Il leur tend les bras, Il les bénit.Une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements.Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie dans la foule : « Seigneur, guéris-moi, et je te verrai. » Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit.Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage ; on chante, on crie : « Hosanna ! »C’est lui, ce doit être Lui, s’écrie-t-on, ce ne peut être que Lui !Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs.« Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. L’ecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds : « Si c’est Toi, ressuscite mon enfant ! » Et elle lui tend les bras.Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur les dalles.Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore « Talitha koum et la jeune fille se leva ». La morte se soulève, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait déposé dans son cercueil.Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure.A ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur.C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine ; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint Office le suivent à une distance respectueuse.Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent d’un éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s’écarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emmènent.Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin.On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante.L’air est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui.Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit : « C’est toi, toi ? » Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement : « Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs que pourrais-tu dire ? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir : est-ce Toi ou seulement Son apparence ? Mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? Peut-être » ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.A mon humble avis : « Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape : ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins ».« As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens ? » « Non, tu n’en as pas le droit, car cette révélation s’ajouterait à celle d’autrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre.Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses ; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi.N’as-tu pas dit souvent : « Je veux vous rendre libres ». Eh bien ! Tu les as vus les hommes «libres » ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté : mais c’est fait, et bien fait. Tu ne le crois pas ? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire l’honneur de t’indigner ? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds.Cela est notre œuvre, à vrai dire : Est-ce la liberté que tu rêvais ? »Aliocha l’interrompit : « Il fait de l’ironie, il se moque ? » Pas du tout ! Il se vante d’avoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. « Car c’est maintenant, pour la première fois (il parle, bien entendu, de l’Inquisition), qu’on peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés : est-ce que les révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu n’en as pas tenu compte, tu as rejeté l’unique moyen de procurer le bonheur aux hommes ; heureusement qu’en partant tu nous as transmis l’œuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ?« L’Esprit terrible et profond, l’Esprit de la destruction et du néant t’a parlé dans le désert, et les Ecritures rapportent qu’il t’a tenté. Est-ce vrai ? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Ecritures, les « tentations » que tu as repoussées ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations… qui résument et prédisent en trois phrases toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine. On ne pouvait pas s’en rendre compte alors, car l’avenir était voilé, mais maintenant, après quinze siècles écoulés, nous voyons que tout avait été prévu dans ces trois questions et s’est réalisé au point qu’il est impossible d’ ajouter ou d’en retrancher un seul mot.Décide donc toi-même qui avait raison : toi ou celui qui t’interrogeait ? Rappelle-toi la première question : tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n’y a et il n’y a jamais rien eu de plus intolérable pour l’homme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et l’humanité accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et qu’ils n’aient plus de pain.Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant : « Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ? » Des siècles passeront et l’humanité proclamera, par la bouche de ses savants et de ses sages, qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; qu’il n’y a que des affamés.… Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu’ils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers d’âmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui n’auront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils s’étonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assumer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux… En consentant au miracle du pain, tu aurais calmé l’éternelle inquiétude de l’humanité, savoir devant qui s’incliner. Car il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner.… Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés : le miracle, le mystère, l’autorité ! … L’Esprit terrible et profond t’avait transporté sur le pinacle du Temple et t’avait dit : « Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père. » Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne t’es pas précipité… Tu savais qu’en faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver… Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de s’en tenir à la libre décision du cœur ?… Tu n’es pas descendu de la croix quand on se moquait de toi et qu’on criait, par dérision : « Descend de la croix et nous croirons en toi. » Tu ne l’as pas fait car, de nouveau, tu n’as pas voulu asservir l’homme par un miracle ; tu désirais une foi qui fut libre et non inspirée par le merveilleux… L’homme est plus faible et plus vil que tu ne le pensais… La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui l’aimait plus que toi-même ! En l’estimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour.… Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison d’agir ainsi, dis-moi ? N’était-ce pas aimer l’humanité que de comprendre sa faiblesse, d’alléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission ? Pourquoi donc venir entraver notre œuvre ? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même, je ne t’aime pas.Nous ne sommes pas avec toi mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsqu’il te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César… En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience… Nous le persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur… Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble, les avait plongés ta liberté. … Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai.… L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dise quelque chose, fut-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit : « Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! »Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. « Le grand Inquisiteur » (extrait des Frères Karamazov)Dostoïevski. Chez Gallimard Page 345 et suivantes Livre V, chapitre V
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