Inspiré par Vladislav Soukov qui fut l’éminence grise de Poutine durant environ 15 ans, et surnommé le « Raspoutine de Poutine », Giuliano da Empoli, en fait le « mage du Kremlin » dans son admirable roman éponyme (Prix de l’Académie française et finaliste du Goncourt), en nous plongeant au cœur des arcanes du pouvoir russe, jusque dans le cerveau du « tsar ». Ce roman qui met en scène des personnages existants ou ayant existé, parvient, mieux que certains essais à caractère politique, à nous faire comprendre le « jeu » de Poutine, les raisons historiques, psychologiques (on a envie de dire « pathologiques »), sur lesquelles il fonde sa stratégie.
Le long monologue de Vadim Baranov (alias Soukov), que le narrateur rencontre mystérieusement dans le palais dans lequel il s’est retiré, constitue l’essentiel du livre. Le « mage du Kremlin », passionné comme le narrateur par l’écrivain Evgueni Zamiatine (1884-1937), inspirateur des dystopies d’Orwell et d’Huxley, va lui raconter toute son histoire, depuis l’admiration qu’il voue à son grand-père - un homme du XIXeme, intellectuel hédoniste que les convulsions de la société russe n’atteignent pas - jusqu’à sa position de conseiller du tsar.
Au fil de ce monologue, c’est un résumé de l’histoire de la Russie, de la chute de l’URSS jusqu’à la guerre contre l’Ukraine, en passant par le délire des années Gorbatchev et Eltsine, qu’Empoli résume parfaitement, dans un style remarquable, mettant en scène le cynisme des oligarques, la violence qui semble inéluctable à l’affirmation puis la consolidation d’un pouvoir dictatorial, et nous révélant les contradictions et les faiblesses de nos démocraties occidentales.
Le personnage central de ce roman est loin d’être antipathique et sa retraite de la vie politique (voulue ou imposée) confirme la sagesse qui l’anime ; sa fille de quatre ou cinq ans est son seul bonheur : « Tout le bonheur que j’ai connu dans le monde est concentré ici, en un mètre dix de hauteur. »
Si le roman s’achève sur cette note d’un espoir en demi-teinte, c’est que l’auteur nous fait partager la vision très pessimiste que Baranov a du futur, affirmant que la technologie, qui aura effectué sa mutation en une métaphysique, sera demain plus forte que les mesures policières mises en place par les nazis ou le KGB pour contrôler nos vies : « Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenues obsolètes (…) Les flux physiologiques des personnes, y compris leur sommeil, ne possèdent plus de secrets pour eux (les Californiens). Ils ont été convertis en chiffres ; jusqu’aujourd’hui pour générer du profit, à partir de demain pour exercer le contrôle le plus implacable que l’homme ait jamais connu. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire