dimanche 26 janvier 2020

"Libres d'obéir" de Johann Chapoutot




Reinhard Hohn (1904-2000) fut en 1956 le créateur de l’équivalent de l’INSEAD à Fontainbeleau et de la Harvard Business School : l’Académie de Bad Harzbourg où il enseigna jusque dans les années 70, prodiguant à plus de 200 000 cadres des entreprises parmi les plus prestigieuses, son enseignement sur le « management participatif », la « délégation de responsabilité », le « dialogue volontaire » entre collaborateurs plutôt que le seul rapport hiérarchique, ou « l’engagement sur objectif ».
Reinhard Hohn était docteur en droit, écrivain prolixe de manuels de management et de développement personnel, orateur remarquable doué d’un sens aigu de la pédagogie. 

Mais derrière le professeur éminent se cachait - sans trop d’efforts compte tenu de la stratégie voulue par la RFA moins de cinq ans après la défaite du 3ème Reich - un général SS qui s’employa, durant une douzaine d’années, de 1933 à 1945, à bâtir des principes de management des « ressources humaines » susceptibles de répondre aux besoins de l’expansionnisme délirant, raciste et eugéniste du nazisme. De ses travaux, le zélé Prof. Dr et SS-Oberführer Reinhard Höhn tira des principes en contradiction avec les méthodes associées généralement aux systèmes dictatoriaux, et en particulier, l’abolition (apparente) de la hiérarchie verticale au profit d’un engagement individuel fondé, d’une part, sur l’adhésion à un collectif transcendant, idéalisé, et d’autre part, sur une autonomie dans le choix des moyens d’exécution d’objectifs dictés (avec une légitimité absolue) par des instances supérieures. L’individu se trouvant ainsi valorisé par son degré d’autonomie mais également responsable exclusif d’un échec de sa mission, est au final « libre d’obéir ».
Ainsi « Ce pays (...) fut le lieu paradoxal d’une « modernité réactionnaire » qui mit au service d’un projet archaïque (retour aux origines, guerre zoologique) toutes les ressources de la modernité scientifique, technique et organisationnelle. » 
Au-delà d'une description approfondie et documentée du travail de Reinhard Höhn et de ses sbires, Johann Chapoutot, historien, spécialiste d’histoire contemporaine et du nazisme, nous alerte sur la filiation entre certaines techniques du management dit participatif et celles promues dans le cadre d’une politique d’asservissement des masses élaborée dans l’un des pires contextes de l’histoire récente, le système mortifère nazi. Il ne s’agit cependant pas de confondre les pratiques d’un Reinhard Höhn et celle d’un coach d’aujourd’hui , mais de savoir conserver une distance critique vis-à-vis de certaines théories managériales en identifiant la part du « vrai » - de l’éthique - et celle du mensonge qui, sous prétexte d’une autonomie incitative et enthousiasmante, masque une finalité exclusivement financière voire de soumission.
Photos de Johann Chapoutot - Babelio.comL’auteur conclut par cette considération : « Les temps peuvent également changer sous l’effet de circonstances plus générales et plus pressantes : notre regard sur nous-mêmes, sur autrui et sur le monde, pétri de « gestion », de « lutte » et de « management » par quelques décennies de productiviste et de divertissements bien orientés (du « maillon faible » aux jeux concurrentiels de télé-réalité) changera peut-être en raison du caractère parfaitement irréaliste de notre organisation économique et de nos « valeurs ».- [ ] Peut-être que nos enfants les considéreront aussi étranges et lointaines que nous apparaît désormais le jeune SS et vieux professeur de Bad Harzbourg ruminant la défaite du Reich et tentant de la sublimer en faisant de son pays un géant économique. »
Remarquable, édifiant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire