L'histoire commence le 7 janvier 2015 à Paris avec l'attentat de Charlie Hebdo dans lequel Cabu, Charb, Honoré, Tognous, Wolinski et Bernard Maris devaient trouver la mort. Philippe Lançon, lui, fut atteint par une balle qui lui emporta le bas du visage et considéré comme mort part les tueurs. Je me souviens parfaitement où j'étais quand j'ai entendu le flash spécial à la radio annonçant l'attentat : dans ma voiture en route pour un rendez-vous dans le 20ième, rue Ramponneau. Quand je suis arrivé à l'agence d'architecture où je me rendais, j'étais sous le choc de l'annonce, j'ai informé mes interlocuteurs, nous étions tous sidérés.
L'histoire s'achève à New-York le jour de l'attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015. Je me souviens également où j'étais ce soir-là. C'était un samedi et nous étions invités à dîner à Levallois (la première fois que nous dînions à Levallois). Un peu avant la fin du repas, nous recevons un texto de notre fille : prise d'otages au Bataclan. Nous avons immédiatement allumé la télé et nous avons suivi, debout avec nos hôtes et les autres invités, encore une fois sidérés, la retransmission des événements dramatiques à l'autre bout de Paris, et pourtant tout proches, en écoutant, muets, seconde après seconde, le récit des événements tragiques.
Philippe Lançon a passé tout ce temps entre La Pitié-Salpêtrière et les Invalides, dans une chambre d'hôpital ou au bloc opératoire, gardé en permanence par deux policiers.
Ce livre est l'histoire d'une reconstruction, et Philippe Lançon invite le lecteur au plus près de cette parenthèse de 9 mois. La reconstruction de son visage dont il ne nous épargne aucun détails opératoires et post-opératoires, les espoirs et les désenchantements, les douleurs physiques et la mécanique des appareillages se substituant à son invalidité. Celle de lui-même, plus complexe encore, jour après jour dans sa relation aux autres, à ses proches, au personnel soignant et en particulier avec Chloé sa chirurgienne.
Tout cela pourrait être ennuyeux, descriptif, peut-être même sordide ou "appitoyable". Il n'en est rien. C'est un livre bouleversant et formidable où chaque page recèle des pépites d'intelligence servies dans un style remarquable. La galerie de portraits est d'une profonde humanité, parfois rude, sans jamais virer au pathos. La musique, la peinture, la littérature sont autant de viatiques pour Philippe Lançon durant ses neuf mois de calvaire, et cette beauté qu'il nous fait partager et qui transcende l'homme et toute les blessures - fussent-elles abominables - nous voudrions qu'elle soit, pour reprendre la formule de Stendhal, une véritable promesse de bonheur.
J'aime cet aveu exprimé dans les toutes premières pages : "Je suis devenu critique par hasard, je le suis resté par habitude et peut-être par insouciance. La critique m'a permis de penser - ou d'essayer de penser - ce que je voyais, et de lui donner une forme éphémère en l'écrivant. Elle est le résultat d'une expérience à la fois superficielle (je n'ai pas les références nécessaires pour établir un jugement solide sur les œuvres) et intérieure (je ne peux lire ou voir quoi que ce soit sans le passer au crible d'images, de rêveries, d'associations d'idées que rien d'extérieur à moi-même ne justifie). Je me suis senti plus libre, je crois, le jour où je l'ai compris."
Enfin un regret : celui que le jury du Goncourt n'ait pas retenu ce livre dans la liste des sélectionnés au motif qu'il ne s'agissait pas d'une fiction. Il est évident qu'on est loin ici de la simple narration d'une histoire vécue. On est face à un authentique chef d'oeuvre et à une véritable création.
Dommage !
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