Je crois me souvenir qu'un des jurés du Goncourt, questionné sur la "short-list" du dernier tour, avait fait au journaliste une réponse assez proche de celle-ci : "Maintenant que mon livre favori n'a pas été retenu, il faut penser à la responsabilité que nous avons car le Goncourt est un prix populaire et il sera lu par un grand nombre de personnes qui ne lisent qu'un livre dans l'année ..."
Outre "Pas pleurer", je n'ai lu de cette ultime liste que "Meursault contre enquête" (cf article dans le blog). "Pas pleurer" est déroutant dans ses premières pages ; il est difficile de comprendre le décalage entre le langage parlé par Montse, une vieille dame nonagénaire (qui se trouve être la mère de la narratrice) qui s'exprime dans un français très approximatif sur la base de mots et de raisonnements plutôt sophistiqués. On ne comprendra que plus tard la raison de cette étrangeté.
Au fil des pages, on se laisse prendre à l'histoire tragique de cette femme issue d'une famille dans laquelle la "pauvreté (est) transmise intacte depuis des siècles", et qui n'aura connu du bonheur que cette parenthèse des quelques jours d'euphorie d'août 36 à Barcelone, où "les passants (...) s'embrassent sans se connaître, comme s'ils avaient compris que rien de beau ne pouvait advenir sans que tous y eussent leur part", où elle "a le sentiment de découvrir à quinze ans la vie qu'on lui avait cachée".
Les personnages qui gravitent autour de Montse ont tous des caractères bien trempés (à l'exception de son beau-père - don Jaime - qui incarne finalement (paradoxalement ?) une certaine force tranquille parvenant à concilier le statut d'aristocrate de province et des aspirations plutôt libérales inspirées par ses lectures). Son père a l'esprit borné, lui "qui n'est jamais sorti de son trou, qui ne sait ni lire ni écrire, et qui a gardé (...) une mentalité d'arriéré" comme le dit José. Lui, c'est le frère aîné de Montse, exalté par la cause anarchiste, qui "incarnait la poésie du cœur", en rivalité absolue (est-il capable d'un autre degré dans ses sentiments ?) avec Diego, le mari de Montse, qui "incarnait la prose du réel".
José est rétif à toute forme de hiérarchie et d'ordre établi ; il préfère "mille fois le chaos et la fragilité qui nait". Diego se glisse progressivement et naturellement dans les habits de l'apparatchik maniaque, soumis à l'idéologie stalinienne jusqu'à la caricature.
Les rapports entre les deux hommes incarnent l'affrontement terrible entre les factions rivales qui connaîtra son dénouement sanglant de mai à août 37 avec la liquidation du POUM par les sbires de Staline.
En toile de fond, Lydie Salvayre, rappelle les positions de plusieurs écrivains célèbres, dont Bernanos, Gide et Claudel, face au drame de la guerre civile espagnole. Elle ponctue le récit de Montse et les interventions de la narratrices par des scènes de la vie de Bernanos, alors qu'il s'est retiré avec sa famille à Palma de Majorque, et que l'écrivain, profondément catholique et conservateur (ex maurassien), ne peut supporter le spectacle des atrocités perpétrées par les phalangistes et surtout la lâcheté et la complicité du clergé. "Il y a quelque chose de mille fois pire que la férocité des brutes, c'est la férocité des lâches", dit-il. Elle emprunte également à l'auteur du livre "Les grands cimetières sous la lune", plusieurs phrases phrases admirables et en particulier une qui peut s'appliquer à d'autres terreurs : "La raison, l'honneur les désavouaient ; la sensibilité restait engourdie, frappée de stupeur. Un égal fatalisme réconciliait dans le même hébètement les victimes et les bourreaux." (à propos des exactions des "nationaux").
Et cette autre phrase transposable dans notre monde contemporain : "Je crois que le suprême service que je puisse rendre à ces derniers (les honnêtes gens) serait précisément de les mettre en garde contre les imbéciles ou les canailles qui exploitent aujourd'hui, avec cynisme, leur grande peur."
Ces interruptions du récit de Montse apportent du rythme à l'écriture autant qu'une perspective historique.
"Pas pleurer" (titre curieux : pourquoi pas plutôt "No es una vida" ?), traite de thèmes à la fois intemporels et d'actualité :
- la soif d'idéal ou d'utopie attachée à la jeunesse ; le message est plutôt pessimiste ici puisque c'est les forces réactionnaires qui triompheront (encore ?)
- la barbarie qui n'a pas de camp
- la manipulation des masses (cf citation de Bernanos)
- le nationalisme qui dresse les hommes contre d'autres hommes
- l'exploitation des pauvres par les riches et la lutte des classes avec les compromissions des institutions
- la soumission,
- la lutte pour le pouvoir,
- etc.
En final, "Pas pleurer" est un roman fort, riche, émouvant, avec le récit du destin de cette femme prise dans les bouleversements de l'Histoire ; la fin d'une époque séculaire où l'ordre des choses semblait figé pour l'éternité, et l'entrée dans le monde "moderne" par l'épreuve d'une guerre civile particulièrement atroce, annonciatrice d'une apocalypse plus terrifiante encore.