samedi 8 mai 2010

Fiction

"...imaginez, vous montez dans un vieux tram, vous êtes seul...(...) Laisser vous secouer par votre fantaisie. Allez au-delà de vos rêves. N'ayez pas peur. Vous ne savez pas où vous allez, c'est tant mieux, c'est la nuit, le ciel est plein d'étoiles, mais vous êtes sommés d'inventer un itinéraire et de donner à votre voyage un sens (...) C'est ains que naissent les histoires. Pas toutes, celles que j'aime écrire. Tahar Ben Jelloun. "Le Monde" date des 9 et 10 mai.

Le texte qui suit a été écrit avant de lire la chronique de TBJ. Coïncidence ?

Il est seul dans une grande ville de province qu'il ne connait pas, ou mal. La nuit s'est installée sur les bords du fleuve avec une aisance de propriétaire. Une nuit de gala avec des façades grands siècles, subtilement éclairées, dont les reflets sur la surface noire de l'eau inventent une autre ville. Il doit prendre un ticket de tramway. Pourquoi ces machines ne sont pas toutes les mêmes ? Il se dit : déjà, à mon âge, je ne sais plus prendre un billet de tram ! Il demande l'aide d'une ombre qui est à quelques mètres de lui. L'ombre est plongée dans la contemplation de l'écran de son téléphone. Mais elle s'approche et lui indique le mode d'emploi. Il remercie l'ombre. Elle retourne à sa contemplation. Il aimerait trouver un lieu agréable pour diner. L'ombre doit bien savoir.
"Pardon, s'il vous plait."
L'ombre relève la tête et sort de sa contemplation.
"Je ne connais pas cette ville, pas bien, pourriez-vous m'indiquer où je pourrai trouver un restaurant sympathique, style brasserie ; vous savez, la grande brasserie, celle que l'on retrouve dans chaque grande ville ?"
L'ombre s'approche du plan du tram et pointe du doigt une station.
"Vous descendez là et puis vous allez par là en remontant."
L'ombre sourit ; elle a des yeux, une bouche et des cheveux probablement châtains foncés. Elle est beaucoup plus jeune que lui.
"Là, vous allez trouver tout ce que vous voudrez,"
- Merci, vous êtes très gentille."
Le tram arrive. Il monte et il reste debout dans la voiture. Il cherche dans son IPhone "Stairway to Heaven" car il veut traverser le pont au-dessus du fleuve en écoutant "It makes me wonder". Les vitres du tram sont recouvertes de petites gouttes d'eau qui scintillent comme autant de paillettes de la ville inconnue. Le passage sur le pont est majestueux. La ville est tellement belle qu'elle semble imaginaire. Il se dit qu'il faut qu'il descende au prochain arrêt. Ce qu'il fait. Il marche quelques pas sur le quai. Il est rejoint par la jeune femme.
"Je vais vous accompagner. Cette ville est belle, je veux vous la montrer un peu."
Elle a un léger accent qui lui fait penser qu'elle doit être étrangère.
"Vous êtes très gentille. C'est formidable d'avoir un guide...un guide comme vous...une inconnue."
Il n'est pas troublé, mais il voudrait trouver les mots justes, à la hauteur de ce petit bonheur improvisé.

Elle lui montre des monuments, des places, en lui disant le nom de chaque lieu.
"Vous voyez, c'est la porte de l'ancienne ville. Là, les anciens hangars à épices. L'hôtel de ville."
Il s'arrête et admire à chaque fois les compositions architecturales du passé dont la mise en lumière souligne davantage encore l'harmonie parfaite.
"Je suis polonaise et je m'appelle G... ; et vous ?"
Il lui dit son nom. Ils arrivent dans les ruelles de la vieille ville.
"Si vous voulez dîner dans une brasserie, c'est par là. Si vous voulez aller dans un lieu très sympa que je connais, je peux vous y amener.
- Oui, bien sûr, c'est mieux dans un lieu sympa."
C'est un petit restaurant tout en longueur décoré de tableaux d'artistes accrochés au mur. Certains sont plutôt corrects ; c'est une bonne surprise. Au fond de la salle, un DJ ondule devant ses platines au rythme d'une musique techno. Le patron embrasse la jeune guide d'un soir. Ils s'installent tous les deux, face à face, sur des chaises hautes devant un bout de comptoir. D'autres jeunes passent et font la bise à la jeune femme. Ils lui glissent un petit mot amical en la prenant par les épaules. Elle rit à chaque fois. Et puis elle le regarde avec un regard qui semble dire : Qui es-tu ? J'ai l'impression de te connaître, mais je sais pourtant que je ne t'ai jamais vu.
"Vous voulez boire quelque chose ? Il n'y a pas de grands vins ici", dit-elle avec un léger regret dans la voix.
"Ce n'est pas grave."
La musique est forte. Il ne sait pas parler quand la musique est si forte. Elle porte des bottes noires avec des motifs en arabesque.
La musique est si forte - et peut-être qu'il est un peu sourd également - qu'elle doit se pencher vers lui et lui parler dans l'oreille.
"Lisez-vous ? Lis-tu ?"
- Oui, je suis entrain de lire ..."
Elle cherche le titre qu'elle ne retrouve pas. Elle cherche en regardant par delà les murs de la salle. Il l'observe. Il pense que c'est agréable d'être ici avec une inconnue. Il n'éprouve pas de désir pour elle, même pas un sentiment un peu paternel compte tenu de la différence d'âge. Non, il se rend compte que ce qu'il ressent c'est qu'ils sont à égalité. Deux êtres au hasard d'une rencontre dans une ville inconnue, de sexe différent, sans désir l'un pour l'autre, sont forcément à égalité.
Il commande un foie gras. Le patron arrive avec une bouteille de Rioja. Il remplit les deux verres. Ils trinquent en souriant. Quand elle sourit à nouveau avec cette curieuse expression dans le regard qui semble dire "je sais qui tu es, et toi, maintenant, me reconnais-tu ?", il est troublé. Il sait à présent qu'il a déjà vu cette jeune femme. Mais c'est impossible. Ils ont près de 25 ans de différence d'âge. Il n'a jamais connu de polonaise. Juste un couple de polonais qu'il avait pris en stop un dimanche soir en remontant sur Paris et qu'il avait hébergé chez lui.
Ils tentent, malgré la musique, de poursuivre une discussion sur les régions de France qu'elle connait, les pays d'Europe qu'elle a traversés, son petit ami qui l'a délaissé ce soir pour déguster "entre hommes" des cigares, la soirée de demain - une autre dégustation, de champagne cette fois -, et lui ce qu'il est ou n'est pas, ses points d'attache, sa femme, son fils unique - DJ à l'occasion-, un peu de sa profession, architecte. Elle doit toujours se pencher à son oreille pour lui parler. Il est gêné car il n'entend pas bien. Alors souvent il dit oui de la tête et il lui sourit. Parfois, il y a de longs moments de silence entre eux. Ou peut-être des moments de silence qui lui semblent longs. Elle le regarde. Toujours avec cette question. Il ne sait pas la regarder aussi bien. La porte du restaurant est restée ouverte et un souffle d'air frais glisse subitement. Il a un pressentiment. Et puis elle frissonne. Elle passe sa main dans ses cheveux. Alors, immédiatement, il sait. Il sait maintenant ; qui elle est et où il a déjà vu ce frisson et ce geste ; les mèches de cheveux qui glissent entre ses doigts.
Mais c'est impossible. Elle n'était pas née. Et puis elle ne connait pas la Bretagne. Celle du Nord. Une île. Elle ne peut pas être J... J. est morte à présent. Elle lui avait dit un matin en le quittant, sur le bord d'une route, il y a très longtemps.
"Je vais mourir ; nous ne nous verrons plus."
C'est impossible à dire à vingt ans. C'est impossible à entendre aussi. Elle avait eu ce frisson. Le vent semblait fuir dans ses cheveux. Sa main s'était portée à son visage et ses longs doigts avaient tenté de calmer les mèches indociles. L'une d'elles s'était coincée entre ses lèvres. Il se souvient, ce soir.

Il est maintenant au bord du fleuve. Il est sorti brusquement du petit restaurant en s'excusant. Devant lui, il y a cette masse noire qui ondule comme une immense bâche luisante. De l'autre côté, la berge est absente. C'est simple de mourir, pense-t-il. Mais tout semble si beau, si profond.

2 commentaires:

  1. Simplement "beau". J'aime beaucoup. Et bonjour au passage: )

    RépondreSupprimer
  2. Bonsoir. Merci pour ce commentaire. le texte a pas mal d'imperfections encore, mais il peut s'améliorer !

    RépondreSupprimer