Il y a certainement plusieurs lectures possibles du dernier roman d'Echenoz. L'une consisterait à se réjouir pour l'auteur de s'être bien amusé avec une histoire abracadabrantesque où un Monsieur Pignon, en l’occurrence le dénommé Gérard Fulmard, ancien steward viré pour une faute lourde dont on ignorera la raison et nouveau chômeur qui "ressemble à n'importe qui mais en moins bien", s'embringue malgré lui dans une affaire politico-criminelle tirée par les cheveux dont le récit est servi par une écriture irréfutablement qualifiable - "apodictique" ? - de plaisante, maîtrisée, subtilement "designée" (dizaillené). Dans cet esprit on jugera l'histoire peuplée d’invraisemblances caricaturales à défaut d'être romanesques, de situations rocambolesques à défaut d'être un tant soit peu crédibles. Au final, on lira "Vie de Gérard Fulmard" comme un exercice de style plutôt loufoque, pas désagréable mais assez creux, et on se dit (on espère) qu'Echenoz n'est pas dupe de la plaisanterie littéraire qu'il produit dans ces 135 pages, et certainement pas comme les critiques patentés qui couvrent cet opus de dithyrambes pompeuses qu'on aurait envie de qualifier de "parisiennes".
Une seconde lecture consisterait à parier sur la parodie, celle d'une forme de romans que l'on qualifiait jadis de "gare", et qui aujourd'hui, parés de jaquettes alléchantes font l'assaut éphémère des têtes de gondoles. Mais l'ironie, tout comme l'humour, est vraisemblablement, dans sa déclinaison littéraire, l'un des exercices les plus exigeants, tout du moins si on veut éviter le grotesque. Il y a quelques accents houellbecquiens (looser + sexe + regard désabusé), une débauche de références à des "marques" (vêtements, automobiles), quelques emprunts à Wikipédia qui font "genre", etc. Cette mixture pourrait être indigeste et sans saveur, si elle n'était pas élaborée dans un style fluide, une prose exemplaire qui dénonce l'excellent écrivain.
A vous de choisir !
Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
mercredi 26 février 2020
lundi 24 février 2020
"La septième croix" d'Anna Seghers
Dans les années 30, dans l'Allemagne nazie, sept prisonniers politiques parviennent à s'enfuir du camp de travail de Westhofen sur le Rhin. Le commandant du camp fait ériger sept croix sur lesquelles il attache les prisonniers rattrapés. Chaque jour, les autres prisonniers défileront devant les corps de leurs camarades suppliciés.Cinq parmi les sept fugitifs seront repris dans les quelques jours suivant leur évasion. Un sixième viendra mourir d'épuisement dans le village où le maire l'avait dénoncé et livré aux tortionnaires. Le lecteur va suivre la traque de Georg, le septième et dernier survivant. Blessé à la main droite, vêtu d'une veste volée dans une ferme, George se réfugie une première nuit dans la cathédrale de Mayence. Le sacristain trouve le lendemain un sac de guenilles qu'il s'empresse de rapporter au père supérieur, lequel ordonne de le brûler immédiatement. C'est un premier acte de résistance. Et même s'il nous semble timide, dans le contexte de surveillance policière exacerbée que le Troisième Reich était parvenu à mettre en place, avec la complicité d'une majorité d'allemands, il pouvait conduire son auteur au ban de la société. Georg va ainsi poursuivre son errance la trouille au ventre, à la merci de la moindre erreur, d'une rencontre fatale. A qui se fier dans une ville dont la population est asservie, avec plus ou moins de zèle, à la dictature nazie ? Restent-ils encore quelques "justes" ?
Ce roman écrit en France (à Meudon) sur la base de récits qu'Anna Seghers - elle-même exilée - a pu recueillir de la part de réfugiés allemands, témoigne au plus près des choses de la vie, du quotidien, d'un système policier implacable, fondé sur la peur et l'intolérance. En opposition, il rend compte également de l'espoir, celui qui se nourrit de la solidarité voire même de l'abnégation ou du sacrifice, qu'aucune oppression, aussi impitoyable puisse-t-elle être ne parvient à totalement éradiquer.
"La septième croix" paru aux Etats-Unis en 1942 est certainement un immense livre, mais je dois avouer qu'il m'est arrivé de peiner dans sa lecture, gêné par un style que j'ai parfois trouvé maladroit, non fluide. S'agit-il de la traduction (une seconde après celle de 1947 pour la parution chez Gallimard) qui s'est imposée d'être au plus près de l'écriture allemande ?
Sans regret évidemment.
Anna Seghers (1900 - 1983) |
"La septième croix" paru aux Etats-Unis en 1942 est certainement un immense livre, mais je dois avouer qu'il m'est arrivé de peiner dans sa lecture, gêné par un style que j'ai parfois trouvé maladroit, non fluide. S'agit-il de la traduction (une seconde après celle de 1947 pour la parution chez Gallimard) qui s'est imposée d'être au plus près de l'écriture allemande ?
Sans regret évidemment.
samedi 1 février 2020
"La jeune Véra" de Vsevolod Petrov
Véra signifie "foi" dans la langue slave et le sous-titre de ce roman est : Une Manon Lescaut russe. L'auteur, Vsevolod Petrov (1912-1978) était historien de l'art et critique. Il a écrit ce court récit, inspiré par des événements vécus, au retour de la guerre, en 1946. Il ne fut publié que 60 ans plus tard et vient de paraître dans sa traduction française en 2019.
Je n'ai jamais lu "Manon Lescaut" de l'Abbé Prévost, roman paru en 1731 et qui fit scandale, dans lequel un jeune homme de bonne famille, le chevalier Des Grieux, tombe amoureux d'une jeune femme, Manon, rencontrée un soir dans une auberge. L'idylle tourne assez vite à une passion tumultueuse rythmée de revers, de désillusions, et la belle Manon se révèle rapidement prête à tout - et les infidélités se succèdent - pour permettre au couple de vivre aisément et parfois de survivre. Des Grieux lui-même, comme envoûté par la belle et sous la mauvaise influence du frère de Manon, se met à fréquenter les cercles de jeu et commettre forfaits et escroqueries. Evidemment les choses finissent par tourner mal et, de séjours en prison en évasions, le couple se retrouve contraint à partir pour l'Amérique ; Manon, en tant qu'exilée et Des Grieux comme matelot, incapable de se séparer de son amour. En bref, le thème principal est celui de l'amour impossible entre deux êtres que tout oppose a priori.
La jeune Véra du roman de Petrov est une jeune femme libre qui vit au présent - carpe diem -, que les autres femmes jalousent du fait de son charme mais aussi de son insouciance vis-à-vis des convenances. L'essentiel du roman se déroule dans un quasi huis-clos* avec une dizaine de personnages - doctoresses, infirmières, officiers et hommes de rang - dans un wagon d'un convoi sanitaire dont la destination est le front et qui fait quelques haltes au gré des ravitaillements, des embouteillages sur les voies ou des bombardements. Le narrateur, jeune officier (romantique ?), lecteur de Goethe ("Les souffrances du jeune Werther" est son livre de chevet) s'éprend de la belle Véra dans laquelle il voit son double opposé ("Véra était tout à fait différente de moi. Nous ne correspondions en rien. (...) Je l'aimais probablement aussi parce qu'elle était tout mon contraire."). Il souffre de la légèreté de sa maîtresse mais son amour est plus fort que tout. Sa passion le conduit quelques temps à s'illusionner en imaginant un futur commun avec Véra, mais c'est la jeune femme qui, en fin de compte, est la plus lucide, et pressent, redoute, l'impasse de leur destin commun.
Depuis les Rita Mitsuko nous savons tous que "les histoires d'amour finissent mal, en général", et celle-ci n'échappe pas à la règle.
C'est les termes "simplicité" et "délicatesse" qui viennent à l'esprit s'il fallait qualifier en deux mots ce roman** ; dans l'écriture, dans la description des paysages le plus souvent ensevelis sous la neige, dans le rythme lent des situations. Evidemment la question du temps - passé, présent, futur - est aussi central dans le roman puisque ce sont des notions étrangères à Véra ("à ses yeux le passé n'existait pas") et qu'en revanche, pour le jeune narrateur, la question de la temporalité est essentielle.
C'est un livre immense et magnifique qu'il faudrait lire, relire, et partager.
*Il faudrait qu'un metteur en scène s'empare de cette histoire et en fasse une pièce de théâtre !
** Mais c'est une gageure ! Quelle idée ?
Je n'ai jamais lu "Manon Lescaut" de l'Abbé Prévost, roman paru en 1731 et qui fit scandale, dans lequel un jeune homme de bonne famille, le chevalier Des Grieux, tombe amoureux d'une jeune femme, Manon, rencontrée un soir dans une auberge. L'idylle tourne assez vite à une passion tumultueuse rythmée de revers, de désillusions, et la belle Manon se révèle rapidement prête à tout - et les infidélités se succèdent - pour permettre au couple de vivre aisément et parfois de survivre. Des Grieux lui-même, comme envoûté par la belle et sous la mauvaise influence du frère de Manon, se met à fréquenter les cercles de jeu et commettre forfaits et escroqueries. Evidemment les choses finissent par tourner mal et, de séjours en prison en évasions, le couple se retrouve contraint à partir pour l'Amérique ; Manon, en tant qu'exilée et Des Grieux comme matelot, incapable de se séparer de son amour. En bref, le thème principal est celui de l'amour impossible entre deux êtres que tout oppose a priori.
La jeune Véra du roman de Petrov est une jeune femme libre qui vit au présent - carpe diem -, que les autres femmes jalousent du fait de son charme mais aussi de son insouciance vis-à-vis des convenances. L'essentiel du roman se déroule dans un quasi huis-clos* avec une dizaine de personnages - doctoresses, infirmières, officiers et hommes de rang - dans un wagon d'un convoi sanitaire dont la destination est le front et qui fait quelques haltes au gré des ravitaillements, des embouteillages sur les voies ou des bombardements. Le narrateur, jeune officier (romantique ?), lecteur de Goethe ("Les souffrances du jeune Werther" est son livre de chevet) s'éprend de la belle Véra dans laquelle il voit son double opposé ("Véra était tout à fait différente de moi. Nous ne correspondions en rien. (...) Je l'aimais probablement aussi parce qu'elle était tout mon contraire."). Il souffre de la légèreté de sa maîtresse mais son amour est plus fort que tout. Sa passion le conduit quelques temps à s'illusionner en imaginant un futur commun avec Véra, mais c'est la jeune femme qui, en fin de compte, est la plus lucide, et pressent, redoute, l'impasse de leur destin commun.
Depuis les Rita Mitsuko nous savons tous que "les histoires d'amour finissent mal, en général", et celle-ci n'échappe pas à la règle.
C'est les termes "simplicité" et "délicatesse" qui viennent à l'esprit s'il fallait qualifier en deux mots ce roman** ; dans l'écriture, dans la description des paysages le plus souvent ensevelis sous la neige, dans le rythme lent des situations. Evidemment la question du temps - passé, présent, futur - est aussi central dans le roman puisque ce sont des notions étrangères à Véra ("à ses yeux le passé n'existait pas") et qu'en revanche, pour le jeune narrateur, la question de la temporalité est essentielle.
C'est un livre immense et magnifique qu'il faudrait lire, relire, et partager.
*Il faudrait qu'un metteur en scène s'empare de cette histoire et en fasse une pièce de théâtre !
** Mais c'est une gageure ! Quelle idée ?
Inscription à :
Articles (Atom)