Il a la soixantaine qui tire vers la fin, la démarche incertaine et fatiguée, l’œil moins vif qu'il y a encore quelques années. Mais il arbore un sourire un brin juvénile et se persuade d'être encore un enfant dans sa tête. Brel disait : "Il nous fallut du talent pour être vieux avant d'être adultes."
Après 45 ans de mariage, son épouse vient de le lâcher pour des raisons qu'il dit liées à une lassitude d'un couple que le temps a finalement fossoyé : lui n'a pas vu les années passé dans l'ivresse d'un surmenage professionnel revendiqué, et elle, femme au foyer, éducatrice de ses enfants, aujourd'hui au chômage technique pour cause d'envol desdits enfants hors du foyer familial. Après sa retraite, il est parvenu à rebondir en monnayant son carnet d'adresses. Ce qui lui vaut de petit-déjeuner, déjeuner et parfois dîner sur notes de frais, et d'entretenir à bon compte son addiction au monde des affaires. Elle, elle a vu un horizon béant de vacuité s'étaler subitement derrière sa planche à repasser.
A présent, quand il est parvenu à la fin de la journée à épuiser toutes les ressources de ses rendez-vous, il se retrouve en retraité solitaire dans son pavillon de banlieue, avec comme seule tentation la manipulation onaniste de la télécommande de son écran de télévision XXL.
Il a bien cédé à la tentation de quelques errances sur des sites de rencontres. Il a même failli trouver une fois - juste une - l'âme-sœur. Mais il avoue avec un regret de défaitiste que "ça n'a pas matché entre nous". Il essaiera encore bien qu'il avoue une gêne certaine à devoir composer avec ces officines d'accouplement : on pourrait le démasquer ! Et alors, pourquoi se confit-il à moi en commandant le plat du jour : du confit de canard accompagné de pommes sarladaises ?
Il prends l'avion plutôt que le train. Il a oublié l'odeur du métro et celle des parfums bon marché au petit matin dans la rame du RER B. Sa voiture c'est son bureau, "avec le téléphone, tu t'en fous des embouteillages". Il se laisse convaincre (vraiment ?) le temps d'une discussion qu'il faudrait bien faire un truc pour la planète. "Quand on voit Trump et les Chinois, tu crois qu'on peut faire quelque chose ?"
Les vacances ? Il va rester la télécommande à la main du côté de Melun et réfléchir (réfléchir enfin ?).
Il enchaîne bientôt, infatigable VRP, sur les affaires mirifiques que nous pourrions faire ensemble. Il regrette la timidité de certaines boites qui le rémunèrent auxquelles il adresse chaque mois une note de frais circonstanciée : date, lieu, code d'imputation de l'affaire, nombre de repas, noms du ou des invités, observations. Jamais moins de 2 à 3.000 euros.
"Vous me ferez une fiche deux repas et vous me sortirez la TVA s'il vous plait. Tu comprends, ils ont un vrai savoir-faire, mais ce qui est fondamental aujourd'hui, c'est le faire-savoir. Pour vivre bien, vivons caché. C'est leur devise. Tu fais quoi avec ça ?"
Dehors l'après-midi a des tentations de canicule. Nous évitons une crotte de chien. C'est déjà ça.
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