Tout ça est parti d'une idée invraisemblable : faire le tour du monde pour visiter des "malls", ces surfaces commerciales hypertrophiées dont la vitalité témoignent de l'addiction d'une partie des habitants de cette planète pour les univers qu'elles proposent. De quels univers s'agit-il ? Et pourquoi parler au pluriel puisque, en définitive, le concept est partout le même : donner l'illusion d'exister par la consommation compulsive de produits de luxe ou de pacotilles, de plats standardisés, de décors en toc ou d'attractions plus ou moins débiles - nager avec des pingouins, skier sous une bulle dans le désert -, dans une atmosphère artificielle propice aux selfies débridés.
Malgré la montée en puissance du commerce en ligne - stade ultime du consumérisme individualiste - ces concentrés de laideur - pas exclusivement architecturale, mais aussi mentale - semblent continuer à proliférer dans certains pays, surfant sur l'ennui ou de nouvelles formes de tourisme générées par les masses nouvelles éligibles au bonheur du piou-piou trépané.
Rinny Gremaud a promené sa solitude et sa curiosité dans ces espaces architecturaux (malgré tout !) jusqu'à la nausée.
C'est un livre d'alerte sur l'une des dérives prises par le convoi humanité. Il est écrit dans un style remarquable de précision, d'ironie mais aussi de tendresse.
"Un monde en toc" a été couronné par le prix spécial du jury du Livre de l'Académie d'architecture, ce qui peut être tout à la fois surprenant et réjouissant.
A lire sans hésitation.
"Les paysages urbains que nous traversons, et tout ce que nos yeux absorbent mécaniquement, les rues dans lesquelles nous promenons nos enfants, tout se sédimente. Et si tout est laid, uniformément laid, si rien n'est jamais possible à moins que ce ne soit laid, alors c'est le champs des audaces qui se rétrécit, en même temps que celui des désirs."
Ici on tente de s'exercer à écrire sur l'architecture et les livres (pour l'essentiel). Ça nous arrive aussi de parler d'art et on a quelques humeurs. On poste quelques photos ; celles qu'on aime et des paréidolies. Et c'est évidemment un blog qui rend hommage à l'immense poète et chanteur Léonard Cohen.
mardi 30 avril 2019
lundi 15 avril 2019
De la cervelle de veau
Il contemplait les cinq morceaux de cervelle de veau qu’elle avait fait glisser de la poêle dans son assiette avec une précaution gourmande, puis il observait d’un œil ravi le suc du déglaçage au vinaigre de Xérès qu’elle versait avec une attention tout aussi gourmande sur les petits lobes d’une couleur sable clair derrière laquelle il imaginait à cet instant l’invraisemblable combinaison des milliards de neurones et de synapses capables d’engendrer, jadis dans un pré ensoleillé ou à l’abri d’un appentis de fortune, ou - plus terrible - sur le chemin de l’abattoir, une série de décharges électriques et de réactions chimiques quasi instantanées aptes à créer un acte impalpable - une émotion, un réflexe de survie, une tendresse, une panique - chez l’animal dont il s’apprêtait à déguster le principal organe sensoriel. Elle avait oublié les câpres, ce qui ôtait à ce plat le qualificatif savant de « à la grenobloise », mais surtout privait ces morceaux de cervelle de la pointe d’acidité qui aurait du en parachever l’exquise volupté.
Jean-Noel Spuarte
« Mémoire d’un imbécile heureux ». Éditions Les Bruyères
Jean-Noel Spuarte
« Mémoire d’un imbécile heureux ». Éditions Les Bruyères
samedi 13 avril 2019
Vernissage d'art contemporain
La première « œuvre » repérée en pénétrant dans cette exposition - une ancienne maison bourgeoise mal refagotée d'acier Corten - s'apparentait à un collier de rouleaux de papier hygiénique. Elle pendouillait, suspendue à la poignée d’une fenêtre, comme si elle - l’oeuvre - où il - le collier - avait été abandonné.e par la négligence (volontaire ?) de son propriétaire. Taraudé par une curiosité amusée (j'ai moi-même pratiqué jadis l'enfilade de rouleaux de papier hygiénique sur le carton desquels je rédigeais des commentaires qui se voulaient comiques), je me suis rapproché du « dispositif », pour constater ma méprise : il s'agissait de tronçons d’os à moelle et non pas des cylindres de carton dépouillés de leur enveloppe utilitaire.
L’objet apparaissait alors sous un angle beaucoup plus ... beaucoup moins ... enfin ... intéressant, selon la formule des spécialistes, surtout pour un carnivore, et j’imaginais à l’instant-même de ma découverte tous les palais que ces reliefs avaient du régaler de leur substantifique moelle, légèrement tiédie et agrémentée de quelques grains de fleur de sel, le tout servi avec gourmandise sur une tranche de pain grillé. Avec un peu plus d'imagination, cette oeuvre aurait pu se faire assister d'une performance haute en couleur consistant à installer une grande tablée d'amateurs d'os à moelle enfilant, après dégustation et aux accents de chansons paillardes, leurs tronçons d'os sur une corde dont l'artiste - nu.e probablement - se serait saisi.e pour s'enrouler dedans dans des rugissements d’anthropophages.
Certains esprits plus inspirés ont sans doute décelé dans cet objet insolite un peu du collier de nouilles que toute institutrice perverse propose de confectionner pour la fête des mères (Reiser, si tu nous entends !). Il va falloir que je me renseigne.
Jean-Noël SPUARTE
"Mémoire d'un imbécile heureux". Edition des Bruyères. Avril 2019
mardi 9 avril 2019
« 1984 »
Le célèbre roman d’anticipation de Georges Orwell paru en 1949 vient de faire l’objet d’une nouvelle traduction. C’etait l’occasion de le lire (oui, et non de le relire !). « Big Brother » est devenu un nom commun signifiant toute instance sécuritaire aux velléités de surveillance et de contrôle de la vie des individus. Le roman n’a pas pris une ride et se révèle même très pertinent et lucide avant l’heure quand il décrit un pouvoir fondé sur le mensonge, l’abrutissement des masses, la conviction de sa légitimité, le terrorisme psychologique, la haine de l’autre, la toute puissance du collectif et le « présentisme », doctrine consistant à ne vivre que dans le présent ; le tout lui permettant de perdurer dans l’exercice du pouvoir en soumettant les masses, dans un statut de demis sauvages pour la plus grande partie, dans l’absurdité consentie par peur pour les autres.
Le parallèle avec des situations ou tentations actuelles de certains régimes est facile. A la place de l’écran de surveillance omniprésent nous avons le téléphone portable ; à celle de la propagande belliqueuse nous avons les réseaux sociaux et la télévision ; nous avons aussi les jeux de loterie dans lesquels les « prolos » se perdent ; certains pouvoirs en place parviennent à s’établir sur des périodes insensées en invoquant la démocratie "illibérale" ; la défaite de la pensée s’affiche sous couvert de pragmatisme, voire même d’intelligence !
2+2 = 5 : n'est-ce pas (un peu) à l'image de notre monde d'aujourd'hui ?
A relire !
Le parallèle avec des situations ou tentations actuelles de certains régimes est facile. A la place de l’écran de surveillance omniprésent nous avons le téléphone portable ; à celle de la propagande belliqueuse nous avons les réseaux sociaux et la télévision ; nous avons aussi les jeux de loterie dans lesquels les « prolos » se perdent ; certains pouvoirs en place parviennent à s’établir sur des périodes insensées en invoquant la démocratie "illibérale" ; la défaite de la pensée s’affiche sous couvert de pragmatisme, voire même d’intelligence !
2+2 = 5 : n'est-ce pas (un peu) à l'image de notre monde d'aujourd'hui ?
A relire !
samedi 6 avril 2019
"Le cul de Judas" d'Antonio Lobo Antunes
Paru en 1977, "Le cul de Judas", le second roman de l'auteur portugais nobélisable, Antonio Lobo Antunes, aujourd'hui âgé de 76 ans, est un livre touffu qui invite le lecteur à partager les désillusions d'un homme revenu de la guerre en Angola, hanté par les atrocités qu'il a pu y voir et auxquelles il a pu participer, vivant à présent seul car récemment séparé de sa femme, en rébellion contre le système salazariste et la bourgeoisie portugaise confite dans la religion, les traditions et les faux-semblants, jetant un regard d'une ironie cruelle sur la vie banale et médiocre de ses compatriotes - "un peuple de petits employés qui ronflent au milieu de plats argentés et de napperons en crochet".
Comment ne pas voir un récit autobiographique dans cette dérive qui nous conduit du parc zoologique de son enfance - un univers onirique, hors du temps, où les odeurs puissantes des animaux se conjuguent avec le souvenir de la figure de ce patineur noir, allégorie d'une certaine innocence - au bar à rencontres dans lequel l'homme drague, avec des mots avinés et une tendresse maladroite, une femme dont on ne connaîtra que très peu de choses et dont on observera la soumission (pécuniaire ? par pitié ?) ; une dérive du fin fond de l'Angola, théâtre d'une guerre absurde où le sordide côtoie en permanence l'ennui, où la mort et la folie rodent comme ces chiens galeux africains, jusqu'à son horizon actuel de solitude ?
L'enfance comme un marqueur pour toute une vie, cette expérience de la guerre, comme un autre marqueur profond, la dépression, la recherche sans illusions de l'amour, le regard sur soi, aussi cruel et sans concessions que le regard porté sur les autres, coincés dans une vie morne : voilà la face sombre de l'univers de Lobo Antunes traduit dans un style unique qui peut paraître par endroit pesant, forcé, dérangeant, dans lequel surgissent des pépites comme autant de fulgurances, où l'humour, toujours noir, n'est pas absent.
Lobo Antunes nous associe à une autre "Recherche du temps perdu", infiniment plus douloureuse, amère, désespérante que celle de Proust, à une prose aux accents baudelairiens des "Fleurs du mal".
Un livre essentiel.
Comment ne pas voir un récit autobiographique dans cette dérive qui nous conduit du parc zoologique de son enfance - un univers onirique, hors du temps, où les odeurs puissantes des animaux se conjuguent avec le souvenir de la figure de ce patineur noir, allégorie d'une certaine innocence - au bar à rencontres dans lequel l'homme drague, avec des mots avinés et une tendresse maladroite, une femme dont on ne connaîtra que très peu de choses et dont on observera la soumission (pécuniaire ? par pitié ?) ; une dérive du fin fond de l'Angola, théâtre d'une guerre absurde où le sordide côtoie en permanence l'ennui, où la mort et la folie rodent comme ces chiens galeux africains, jusqu'à son horizon actuel de solitude ?
L'enfance comme un marqueur pour toute une vie, cette expérience de la guerre, comme un autre marqueur profond, la dépression, la recherche sans illusions de l'amour, le regard sur soi, aussi cruel et sans concessions que le regard porté sur les autres, coincés dans une vie morne : voilà la face sombre de l'univers de Lobo Antunes traduit dans un style unique qui peut paraître par endroit pesant, forcé, dérangeant, dans lequel surgissent des pépites comme autant de fulgurances, où l'humour, toujours noir, n'est pas absent.
Lobo Antunes nous associe à une autre "Recherche du temps perdu", infiniment plus douloureuse, amère, désespérante que celle de Proust, à une prose aux accents baudelairiens des "Fleurs du mal".
Un livre essentiel.
Inscription à :
Articles (Atom)