Paru en 1977, "Le cul de Judas", le second roman de l'auteur portugais nobélisable, Antonio Lobo Antunes, aujourd'hui âgé de 76 ans, est un livre touffu qui invite le lecteur à partager les désillusions d'un homme revenu de la guerre en Angola, hanté par les atrocités qu'il a pu y voir et auxquelles il a pu participer, vivant à présent seul car récemment séparé de sa femme, en rébellion contre le système salazariste et la bourgeoisie portugaise confite dans la religion, les traditions et les faux-semblants, jetant un regard d'une ironie cruelle sur la vie banale et médiocre de ses compatriotes - "un peuple de petits employés qui ronflent au milieu de plats argentés et de napperons en crochet".
Comment ne pas voir un récit autobiographique dans cette dérive qui nous conduit du parc zoologique de son enfance - un univers onirique, hors du temps, où les odeurs puissantes des animaux se conjuguent avec le souvenir de la figure de ce patineur noir, allégorie d'une certaine innocence - au bar à rencontres dans lequel l'homme drague, avec des mots avinés et une tendresse maladroite, une femme dont on ne connaîtra que très peu de choses et dont on observera la soumission (pécuniaire ? par pitié ?) ; une dérive du fin fond de l'Angola, théâtre d'une guerre absurde où le sordide côtoie en permanence l'ennui, où la mort et la folie rodent comme ces chiens galeux africains, jusqu'à son horizon actuel de solitude ?
L'enfance comme un marqueur pour toute une vie, cette expérience de la guerre, comme un autre marqueur profond, la dépression, la recherche sans illusions de l'amour, le regard sur soi, aussi cruel et sans concessions que le regard porté sur les autres, coincés dans une vie morne : voilà la face sombre de l'univers de Lobo Antunes traduit dans un style unique qui peut paraître par endroit pesant, forcé, dérangeant, dans lequel surgissent des pépites comme autant de fulgurances, où l'humour, toujours noir, n'est pas absent.
Lobo Antunes nous associe à une autre "Recherche du temps perdu", infiniment plus douloureuse, amère, désespérante que celle de Proust, à une prose aux accents baudelairiens des "Fleurs du mal".
Un livre essentiel.
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