dimanche 14 octobre 2012

Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?

Et si vous appreniez que Marco Polo (1274-1324), qui effectua un périple de plus de vingt ans en Asie jusqu’à devenir un familier de la cour impériale de Chine et du grand empereur mongol Kubilaï Khan lui-même, n’était en réalité qu’une sorte d’imposteur dont le voyage s’est probablement limité aux faubourgs de Constantinople, voire même selon certaines hypothèses, à la banlieue de Venise ? Si, en plus, on vous disait qu'il était fort probable que Blaise Cendrars, l’infatigable bourlingueur, l'écrivain-voyageur par excellence, n’avait pas emprunter le Transsibérien jusqu’à certaines destinations qu'il a néanmoins décrit à la perfection* ? Si Chateaubriand, l’auteur des « Mémoires d’Outre-tombe » avait en fait imaginé une très grande partie de son voyage en Amérique ? Quelle serait votre réaction ? Seriez-vous troublé au point de rejoindre la foule toujours grandissante des septiques de toutes sortes, jusqu’à peut-être grossir les rangs des adeptes d’une quelconque théorie du complot (« on nous cache tout, on nous dit rien » comme le chantait Dutronc) ? Ou adopteriez-vous plus simplement la thèse que développe Pierre Bayard dans ce livre** d’une intelligence rare (et accessible), écrit dans un style remarquable (l’auteur est professeur de littérature française à l’université), que je tenterais de résumer en une phrase (tout en mesurant ce qu’elle a de réducteur***) : l’imaginaire est souvent plus pertinent que la réalité pour décrire un lieu ou une situation, et la pensée s’aidant de la connaissance, plus apte à nous ouvrir aux cultures extérieures que l'exploration souvent brouillonne et téléguidée des incontournables lieux de la planète qu’il « faut » avoir visités afin d’être capable de cocher dans son petit carnet de voyage mental : « fait » ! 
Merci à FD qui m’en a chaudement recommandé la lecture et qui, comme il est désormais de tradition de l’écrire dans ce lieu, « se reconnaîtra certainement s’il parvient jusqu’ici »…
J’ajouterai que si je partage la plupart des réflexions de Pierre Bayard, j’émets quelques réserves quant à l’application de sa théorie à l’architecture dont l’appréciation, me semble-t-il, ne peut se passer du regard personnel et intime ; regard qui se nourrit bien sûr d’imaginaire mais également d’émotions des sens, tactiles, voire charnelles.
Un mot encore pour souligner qu’avec ce livre, Pierre Bayard nous permet d’anticiper sur un monde à venir, où il est probable que les congés payés à l’autre bout de la planète tiendront du fantasme nostalgique, et où il sera alors utile, pour qui veut encore voyager, de savoir rester dans son fauteuil et simplement imaginer (à ce sujet, se reporter - bientôt - aux commentaires sur la BD de 477 pages, "Saison brune" de Philippe Squarzoni).

*« Emettant quelques doutes sur la réalité du voyage en Transsibérien et ayant communiqué son scepticisme à Blaise Cendrars, Pierre Lazareff s’attira cette réponse célèbre de l’écrivain : « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ! »
**Pierre Bayard a précédemment écrit : "Comment parler des livres qu'on a jamais lu ?" (faut-il le lire...pour en parler ?)
***Forcément !

1 commentaire:

  1. Francois Darnault14 octobre 2012 à 23:41

    Bravo Claude pour ce merveilleux résumé qui rend hommage à l'intelligence toute en humour et érudition de P. Bayard. A noter qu'il a écrit aussi "comment parler des livres qu'on n'a pas lu", qui ne démérite pas, et deux livres qui démontrent qu'à l'évidence Conan Doyle et Agatha Christie ne dédaignait pas de se moquer gentiment de leurs lecteurs en donnant de fausses clés à leurs intrigues et en protégeant les vrais coupables au détriment de victimes d'erreurs judiciaires. bonne lecture. FD.

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