jeudi 19 septembre 2024

Ce matin au kiosque - 52 - Djipiti s’invite


Tous les matins, à 10h précises, le parvis du kiosque de la gare de Bécon-les-Bruyères s’anime d’un petit rassemblement insolite. Une poignée d’habitués, tous retraités pour la plupart, discutent de tout et de rien, sans jamais se départir de leur bonne humeur. C’est un peu comme une sorte de rituel, une messe païenne quotidienne où on refait le monde à coups de cafés tièdes et de remarques acerbes.

Philippe, qui, malgré ses origines vietnamiennes, ressemble à s’y méprendre à Tana Umaga, l’ancienne star du rugby néo-zélandais, est toujours le premier à arriver. Il est accompagné de Martine, sa femme, une femme menue mais au caractère bien trempé. Ils ont la tendresse piquante des vieux couples qui se chamaillent pour le plaisir, plus par habitude que par réelle animosité.

– « T’as vu comment ils parlent à l’Assemblée ? », lance Philippe en posant son thermos sur le banc. « J’te jure, Martine, j’aurais bien envie d’y coller deux ou trois plaquages à certains, tu verrais comment ils feraient moins les malins. »

Martine, l’œil espiègle, le toise et réplique du tac au tac : « Plaquer ? Toi ? Avec ton genou en compote, t’arrives à peine à descendre du bus. »

Ils éclatent tous les deux de rire, pendant que Pascal, alias le Biker, débarque avec Utah, son inséparable chien. Pascal, c’est le genre de type qu’on verrait bien dans une pub pour Harley Davidson : barbichette, boucle d’oreille qui brille sous sa casquette vissée en permanence sur la tête, et cet accent parisien qui sent le bitume et la gouaille. Il lâche sa première vanne de la matinée :

– « Moi, si je mettais les pieds à l’Assemblée, je leur dirais bien d’arrêter de nous pomper l’air avec leurs conneries. Tu parles, ils seraient foutus de me coller une taxe pour l’oxygène que je respire, ces cons-là ! »

Anne-Marie, la doyenne du groupe, arrive ensuite, appuyée sur sa canne. Une femme à la fois discrète et acérée. D’un humour aussi sec que les feuilles mortes en automne, elle lâche un commentaire toujours aussi pince-sans-rire :

– « Pascal, avec ton haleine, c’est plus eux qui devraient te taxer pour pollution. »

Le groupe éclate de rire pendant que JM le Passeur, derrière son kiosque, relève le nez de son journal. JM, c’est une figure incontournable du quartier. Un long passé de libraire derrière lui, une érudition tranquille. Il jette un œil amusé à la scène.

– « Moi, tant qu’ils continuent à nous envoyer des bons auteurs et des bons clients, ils peuvent bien faire toutes les lois qu’ils veulent », dit-il en haussant les épaules.

Je prends des notes, en silence. C’est moi, l’écrivain de la bande. Je viens chaque matin, carnet à la main, capturer ces moments. Sur mon blog, ça fait des années que je retranscris ces tranches de vie. Mais aujourd’hui, quelque chose est différent. M. n’est pas là.

M., c’est la plus jeune du groupe. Elle vit avec sa grand-mère, qu’elle aide depuis des années. Pas de vacances pour elle depuis 13 ans. Son rêve, c’est d’aller à la mer. Chaque fois qu’on en parle, ses yeux s’illuminent, comme une enfant qui attend son premier Noël.

– « Alors, elle est où, M. aujourd’hui ? » demande Pascal en jetant un coup d’œil vers la place.

– « Peut-être qu’elle est partie à la mer, finalement », plaisante Philippe, mais on sent dans sa voix une vraie inquiétude.

Le silence s’installe quelques secondes. C’est rare ici, un silence. Puis Anne-Marie le brise, sans changer de ton :

– « La mer ? Faut voir les prix. À ce tarif-là, bientôt ils nous feront payer le droit de regarder l’horizon. »

Rires à nouveau, mais cette fois, un peu moins spontanés. Philippe change de sujet :

– « Vous avez vu le dernier sondage ? Le président a encore perdu des points. Il va finir en négatif à ce rythme. »

Pascal renchérit :

– « Moi, j’dis qu’il va falloir l’envoyer aux urgences, le gars. Il a une santé fragile, vu comment il encaisse mal les coups. Si on l’amenait ici, avec vos blagues, il tiendrait même pas dix minutes. »

Utah, allongé à leurs pieds, lève à peine une oreille. Il a l’habitude. Ces matins-là, c’est son petit moment à lui aussi. Il profite de la chaleur du bitume et des miettes de croissants que Pascal laisse tomber de temps en temps. La vie continue, avec ses coups de gueule, ses plaisanteries et ses rêves encore inachevés.

En fin de matinée, chacun repart chez soi. Et moi, je m’en vais rédiger tout ça. Ce petit monde, c’est mon sujet préféré. Toujours les mêmes, mais jamais la même discussion. Peut-être qu’un jour, M. partira enfin voir la mer. En attendant, on se retrouvera demain à 10h, comme d’habitude, au kiosque de la gare de Bécon-les-Bruyères.

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