mardi 1 août 2017

Chicago 1 Aqua Tower, Trump Tower, et Piano vs Gehry

Article paru en juillet 2012 ; il y a 5 ans déjà !

Je suis allé une première fois à Chicago il y a 4 ou 5 ans. Cette ville a une histoire formidable, et tient une place particulière dans celle des Etats-Unis. C'est un mythe à elle seule : colonisation, prohibition, industrie, lutte raciale, émeutes, incendie, reconstruction, ... Et puis, c'est la ville de l'actuel Président Obama ! On ne peut aller à Chicago sans avoir à l'esprit toute cette histoire invraisemblable qui parcourt seulement 4 siècles. La proximité immédiate du Lac Michigan, qui ressemble à une mer, confère à Chicago un horizon supplémentaire. Les rives du lac longées par une très longue piste cyclable appellent à la promenade. Un peu comme New-York avec Central Park, Chicago dispose de son parc urbain, le Millénium, bordé d'immeubles qui semblent écrire toute l'histoire des buildings américains. C'est un lieu extrêmement important ; il accueille de nombreuses manifestations culturelles sur sa très grande pelouse face à la fleur de métal de Gehry.
Pavillon de la Musique Pritzker
Récemment le skyline du Millénium s'est enrichi d'une tour stupéfiante : l'Aqua Tower.
Aqua Tower
Jeanne Gang
Son architecte est une femme, Jeanne Gang ; belle et élégante, elle a communiqué cette beauté et cette élégance à son oeuvre de 250 m de hauteur. La lumière créé sur son enveloppe qui ondule à la façon d'un tissu très léger ou comme, précisément, une multitude d'ondes à la surface de l'eau, un chatoiement insaisissable, jamais identique, toujours étonnant. Elle s'est très probablement inspirée de ces rochers ou ces falaises composés d'une alternance de couches horizontales de roches dures et de roches plus tendres, dont la surface a été sculptée par le vent ou l'eau, et qui ressemblent à des mille-feuilles.
Trump Tower
La Trump Tower avec ses 357m, et qui a été achevée en 2009, bénéficie d'un positionnement extraordinaire sur la Chicago River, entre le sublime monolithe noir de Mies van der Rohe (IBM Building)
IBM Building
et le Wrigley Building aux allures de Giralda. Commandée par le célèbre promoteur dont on connait le goût plutôt prononcé pour le clinquant et tout ce qui "en jette", le résultat aurait pu être terrible. Il n'en est rien (comme d'ailleurs la Trump Tower de New-York qui, de l'extérieur, est plutôt réussie), et il faut sans doute rendre hommage ici à la fameuse agence d'architecture SOM (la même que celle du plus haut bâtiment au monde, la Burj Khalifa à Dubaï avec ses 838m) qui en est le concepteur.
Renzo Piano, l'architecte de Beaubourg (avec Richard Rogers), du musée Tjibaou en Nouvelle Calédonie et du futur (?) TGI de Paris, a dessiné l'extension de l'Art Institute of Chicago, qui abrite l'une des plus belles collections de peinture impressionniste au monde (après Orsay et le MET de NY).

Extension de l'IAC
Le bâtiment de Piano est comme toujours : élégant, précis, métallique, clair, ordonné. Les escaliers suspendus sont parfaitement dessinés. Mais on peut regretter la trop grande répétition de modules élémentaires, la surabondance de ces tiges et de ces petites fermes métalliques dont la succession créé une impression de procession statique très froide. Et même si le parquet en bois et la lumière naturelle parfaitement contrôlée viennent un peu réchauffer les espaces, l'émotion est difficile à trouver. Piano s'est-il employé à prendre le contrepied de l'exubérance des oeuvres de Gehry toutes proches ? Peut-être, car c'est également l'impression que donne sa passerelle qui relie le Millénium au musée : d'une rectitude et d'une blancheur absolue, quand la passerelle BP du canadien semble se complaire à se perdre en volutes paresseuses.

Chronique parue dans le N° d'ArchiSTORM de juillet-aout 2017


Le problème technique (Mythologies et paradoxes)


Au-delà de la figure de l’« Ingénieur », c’est l’idée de progrès technique qui est interrogé.

« C’était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats.(…) Véritablement homme d’action en même temps qu’homme de pensée (…) très instruit, très pratique (…) c’était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l’ensemble détermine l’énergie humaine : activité d’esprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. »
Cette description de Cyrus Smith, l’ingénieur démiurge de L’île mystérieuse de Jules Verne, prête à sourire tant elle apparait aujourd’hui éloignée des modèles susceptibles de galvaniser les foules. Au-delà de la figure elle-même de « l’Ingénieur », c’est aussi l’idée de progrès, et de progrès technique en particulier qu’elle interroge.
C’est précisément le thème du numéro d’avril-mai de la revue Esprit qui regroupe, sous le titre « Le problème technique », plusieurs contributions de philosophes et d’universitaires dont cette chronique se propose de faire l’écho.

Jean Viouliac[1], dans son texte « L’émancipation technologique », nous rappelle que « La technique ouvre à l’homme l’espace de sa liberté et celle du progrès », et qu’elle « définit la position fondamentale de l’humanité au sein de la nature. » C’est pourquoi, contrairement aux classifications sommaires courantes, « la question de la technique relève de la philosophie», écrit-il. Il en veut pour preuve Aristote, Descartes ou Freud qui se sont inspirés dans leurs théories des modèles techniques de leur époque. Mais ce qui caractérise la nôtre, pour Jean Vioulac, c’est que « l’invention technique est directement fondée sur l’élaboration théorique » et non plus sur la pratique. Ce qui a pour conséquence de diminuer la capacité de décision de l’homme du fait du « transfert dans la machine des capacités intellectuelles propres à l’être humain. » On pense ici au pouvoir des « fameux » algorithmes ou aux objets connectés, qui, de la sphère financière à celle de la consommation quotidienne, conditionnent ce qu’il faut bien nommer nos « pulsions » individuelles.

« Après tout, nous avons toujours tout trouvé. »

« Après tout nous avons toujours tout trouvé », écrit Philippe Bihouix[2] avec ironie dans les premières lignes du «Mythe de la technologie salvatrice ». L’ingénieur qu’il est s’interroge sur la capacité de notre monde, face aux dangers de tous ordres qui le menacent (réchauffement climatique, pollution, surpopulation, pénurie de matières, …), à « sortir par le haut » via l’innovation technologique. Mais pour lui, il est illusoire de penser que la « croissance verte » et les promesses du numérique vont venir nous sauver car « Le progrès dans sa version « techno-solutionniste » nécessite de puiser dans des ressources rares, dont la transformation est énergivore et le taux de recyclage extrêmement faible. » Il milite ainsi pour « une voie de transition post-croissance, vers un nouveau « contrat social et environnemental » ». Après le lien entre technique et philosophie, c’est celui entre technique et politique qui est mis ici en lumière.
Le robot est-il « la promesse d’un avenir enchanté et merveilleux » comme on voudrait nous le faire croire à grands renforts de colloques et de salons, questionne François Jarrige[3]. Dans « Promesses robotiques et liquidation du politique », il dénonce ce « mirage chargé de combler le vide politique contemporain et de répondre aux crises sociales et écologiques à répétition. » Alors le robot, « dernière manifestation du génie humain » ne serait-il pas un élément d’une nouvelle mythologie entretenue par « la culture des ingénieurs et leur enthousiasme systématique en faveur des machines », freinée uniquement par notre crainte : celle du « spectre du chômage de masse et de l’obsolescence de l’homme. » Mais on peut s’interroger sur la vigueur ou le poids de cette crainte face à la doxa d’un néo-libéralisme triomphant, et François Jarrige de conclure : « Le rêve robotique contemporain est l’une des manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses socio-écologiques », (…), de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins que la course vers l’abîme technologique.»

« La technique est à la fois ce qui nous rend bête, et ce qui permet de lutter contre la bêtise.»


Hommage à Patrice de Turenne, architecte


Depuis que j'ai souscrit un abonnement au Monde via internet, j'ai perdu la félicité quotidienne, et un peu désuète sans doute, du contact physique et visuel avec ces feuillets dont la lecture m'apportait toujours ce petit quelque chose trop souvent oublié de ma mémoire immédiate mais dont je vérifiais, des mois ou des années plus tard, qu'il en subsistait le souvenir, même tenu - mais le souvenir quand même - comme un parfum perdu qu'une rencontre fortuite fait revivre un instant.
Il me plait, durant ce que l'on désigne par "vacances" - terme qui exprime parfaitement la vacuité dans laquelle certains s'oublient avec délectation - de retrouver ce réflexe simple de l'achat de ma version préférée du célèbre quotidien.
Il n'est pas rare alors que mon regard arpente à rebours les colonnes du journal, privilégiant aux reportages ancrés dans la dramaturgie internationale ou politique des premières pages, les "papiers" davantage versés dans le rêve ou la poétique que l'on trouve d'ordinaire au terme de la lecture.
Et c'est ainsi que je parcours avec curiosité le "Carnet", concentré de la vie, témoignage du temps qui passe inexorablement.
Ce matin, une annonce m'informait que l'architecte Patrice de Turenne venait de nous quitter ainsi que les modalités de son enterrement : dans l'intimité familiale.