Le problème technique (Mythologies et paradoxes)
Au-delà de la figure de l’« Ingénieur », c’est l’idée de progrès technique qui est interrogé.
« C’était un de ces ingénieurs qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats.(…) Véritablement homme d’action en même temps qu’homme de pensée (…) très instruit, très pratique (…) c’était un tempérament superbe, car, tout en restant maître de lui, quelles que fussent les circonstances, il remplissait au plus haut degré ces trois conditions dont l’ensemble détermine l’énergie humaine : activité d’esprit et de corps, impétuosité des désirs, puissance de la volonté. »
Cette description de Cyrus Smith, l’ingénieur démiurge de L’île mystérieuse de Jules Verne, prête à sourire tant elle apparait aujourd’hui éloignée des modèles susceptibles de galvaniser les foules. Au-delà de la figure elle-même de « l’Ingénieur », c’est aussi l’idée de progrès, et de progrès technique en particulier qu’elle interroge.
C’est précisément le thème du numéro d’avril-mai de la revue Esprit qui regroupe, sous le titre « Le problème technique », plusieurs contributions de philosophes et d’universitaires dont cette chronique se propose de faire l’écho.
Jean Viouliac[1], dans son texte « L’émancipation technologique », nous rappelle que « La technique ouvre à l’homme l’espace de sa liberté et celle du progrès », et qu’elle « définit la position fondamentale de l’humanité au sein de la nature. » C’est pourquoi, contrairement aux classifications sommaires courantes, « la question de la technique relève de la philosophie», écrit-il. Il en veut pour preuve Aristote, Descartes ou Freud qui se sont inspirés dans leurs théories des modèles techniques de leur époque. Mais ce qui caractérise la nôtre, pour Jean Vioulac, c’est que « l’invention technique est directement fondée sur l’élaboration théorique » et non plus sur la pratique. Ce qui a pour conséquence de diminuer la capacité de décision de l’homme du fait du « transfert dans la machine des capacités intellectuelles propres à l’être humain. » On pense ici au pouvoir des « fameux » algorithmes ou aux objets connectés, qui, de la sphère financière à celle de la consommation quotidienne, conditionnent ce qu’il faut bien nommer nos « pulsions » individuelles.
« Après tout, nous avons toujours tout trouvé. »
« Après tout nous avons toujours tout trouvé », écrit Philippe Bihouix[2] avec ironie dans les premières lignes du «Mythe de la technologie salvatrice ». L’ingénieur qu’il est s’interroge sur la capacité de notre monde, face aux dangers de tous ordres qui le menacent (réchauffement climatique, pollution, surpopulation, pénurie de matières, …), à « sortir par le haut » via l’innovation technologique. Mais pour lui, il est illusoire de penser que la « croissance verte » et les promesses du numérique vont venir nous sauver car « Le progrès dans sa version « techno-solutionniste » nécessite de puiser dans des ressources rares, dont la transformation est énergivore et le taux de recyclage extrêmement faible. » Il milite ainsi pour « une voie de transition post-croissance, vers un nouveau « contrat social et environnemental » ». Après le lien entre technique et philosophie, c’est celui entre technique et politique qui est mis ici en lumière.
Le robot est-il « la promesse d’un avenir enchanté et merveilleux » comme on voudrait nous le faire croire à grands renforts de colloques et de salons, questionne François Jarrige[3]. Dans « Promesses robotiques et liquidation du politique », il dénonce ce « mirage chargé de combler le vide politique contemporain et de répondre aux crises sociales et écologiques à répétition. » Alors le robot, « dernière manifestation du génie humain » ne serait-il pas un élément d’une nouvelle mythologie entretenue par « la culture des ingénieurs et leur enthousiasme systématique en faveur des machines », freinée uniquement par notre crainte : celle du « spectre du chômage de masse et de l’obsolescence de l’homme. » Mais on peut s’interroger sur la vigueur ou le poids de cette crainte face à la doxa d’un néo-libéralisme triomphant, et François Jarrige de conclure : « Le rêve robotique contemporain est l’une des manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses socio-écologiques », (…), de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins que la course vers l’abîme technologique.»
« La technique est à la fois ce qui nous rend bête, et ce qui permet de lutter contre la bêtise.»
Bernard Stiegler[4] pourrait réconcilier toute le monde dans son texte, « Critique de la raison impure » par référence au texte de Kant, quand il énonce : « La technique est à la fois ce qui nous rend bête, et ce qui permet de lutter contre la bêtise ». (Propos qui n’est pas sans rappeler la citation de Paul Virilio : « L’invention du navire est aussi celle du naufrage »). Mais c’est pour jeter immédiatement une ombre sinistre en écrivant : « la technique et la technologie, de plus en plus puissante, désintègrent les organisations sociales et l’intelligence collective qui sont pourtant à l’origine de ces technologies même. » Car pour le philosophe, ce qui est essentiel c’est, précisément de (re)donner du sens à nos actes et d’établir une relation étroite entre rationalité et sens ; condition sine qua non pour être en mesure de réaliser la « bifurcation positive » qu’il appelle de ses vœux afin d’aller au-delà de l’anthropocène qu’il considère comme une impasse, et de s’orienter vers un « négaanthropocène » qui permettra au vivant de reprendre le contrôle des choses, et de continuer ainsi à développer cette capacité qu’il a « à différer l’entropie dans le temps. » Ajoutant à la relation au philosophique et au politique, Bertrand Stiegler affirme ainsi le lien entre technique et question sociale, reprenant la thèse de Bertrand Gille[5] : « Ce qui fait la cohérence et la durabilité des sociétés est leur manière d’articuler la dynamique transformatrice du système technique avec la cohérence des systèmes sociaux. »
Parce que la technique cristallise aujourd’hui des réactions extrêmement contrastées - une partie de l’humanité ne jure que par elle pour résoudre les maux de notre quotidien, quand une autre partie dénonce les lendemains tragiques qu’elle nous prépare ! - la technique, dont l’objectif était hier de libérer l’homme, ne serait plus aujourd’hui qu’un instrument d’asservissement des peuples !
La Technique ne serait-elle pas en définitive à l’image du personnage de Junie dans Britannicus de Racine : celle « qui n’a mérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. »
Le mot de l’architecte Jeanne GANG
"L’accélération de la croissance de la population, rendue possible par les progrès techniques du 19ème siècle quand les ressources étaient abondantes et l'espace apparemment illimité, a produit une société fondée sur la consommation. Mais avec une population qui atteint un seuil critique, des ressources qui s’épuisent et des changements climatiques qui remettent en question le potentiel de la planète Terre, de nouvelles stratégies et attitudes doivent émerger. Plutôt qu’une technologie incitant à l'excès de la part de certaines personnes au détriment des autres, la technologie, sur une planète toujours plus densément habitée, devra s’orienter vers la construction de meilleures relations humaines. L'innovation technique et l'innovation en matière de conception architecturale doivent ainsi œuvrer à relier les peuples plus étroitement et plus instantanément, non parce que c’est moralement juste, mais davantage parce que nous aurons intérêt à le faire jusqu'à ce que la planète soit stabilisée et que la croissance atteigne un seuil raisonnable."
Jeanne Gang, est architecte, fondatrice de Studio Gang, une agence internationale d’architecture et d’urbanisme basée à Chicago et New York. Remarquée pour l’Aquatower, une tour de logements de 260m, innovante et d’une très grande élégance, l’agence réalise actuellement l’extension du Musée américain d’histoire naturelle à New-York et la Tour Vista à Chicago (360m). Jeanne Gang enseigne à la Harvard Graduate School of Design.
Le robot est-il « la promesse d’un avenir enchanté et merveilleux » comme on voudrait nous le faire croire à grands renforts de colloques et de salons, questionne François Jarrige[3]. Dans « Promesses robotiques et liquidation du politique », il dénonce ce « mirage chargé de combler le vide politique contemporain et de répondre aux crises sociales et écologiques à répétition. » Alors le robot, « dernière manifestation du génie humain » ne serait-il pas un élément d’une nouvelle mythologie entretenue par « la culture des ingénieurs et leur enthousiasme systématique en faveur des machines », freinée uniquement par notre crainte : celle du « spectre du chômage de masse et de l’obsolescence de l’homme. » Mais on peut s’interroger sur la vigueur ou le poids de cette crainte face à la doxa d’un néo-libéralisme triomphant, et François Jarrige de conclure : « Le rêve robotique contemporain est l’une des manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses socio-écologiques », (…), de notre incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins que la course vers l’abîme technologique.»
« La technique est à la fois ce qui nous rend bête, et ce qui permet de lutter contre la bêtise.»
Bernard Stiegler[4] pourrait réconcilier toute le monde dans son texte, « Critique de la raison impure » par référence au texte de Kant, quand il énonce : « La technique est à la fois ce qui nous rend bête, et ce qui permet de lutter contre la bêtise ». (Propos qui n’est pas sans rappeler la citation de Paul Virilio : « L’invention du navire est aussi celle du naufrage »). Mais c’est pour jeter immédiatement une ombre sinistre en écrivant : « la technique et la technologie, de plus en plus puissante, désintègrent les organisations sociales et l’intelligence collective qui sont pourtant à l’origine de ces technologies même. » Car pour le philosophe, ce qui est essentiel c’est, précisément de (re)donner du sens à nos actes et d’établir une relation étroite entre rationalité et sens ; condition sine qua non pour être en mesure de réaliser la « bifurcation positive » qu’il appelle de ses vœux afin d’aller au-delà de l’anthropocène qu’il considère comme une impasse, et de s’orienter vers un « négaanthropocène » qui permettra au vivant de reprendre le contrôle des choses, et de continuer ainsi à développer cette capacité qu’il a « à différer l’entropie dans le temps. » Ajoutant à la relation au philosophique et au politique, Bertrand Stiegler affirme ainsi le lien entre technique et question sociale, reprenant la thèse de Bertrand Gille[5] : « Ce qui fait la cohérence et la durabilité des sociétés est leur manière d’articuler la dynamique transformatrice du système technique avec la cohérence des systèmes sociaux. »
Parce que la technique cristallise aujourd’hui des réactions extrêmement contrastées - une partie de l’humanité ne jure que par elle pour résoudre les maux de notre quotidien, quand une autre partie dénonce les lendemains tragiques qu’elle nous prépare ! - la technique, dont l’objectif était hier de libérer l’homme, ne serait plus aujourd’hui qu’un instrument d’asservissement des peuples !
La Technique ne serait-elle pas en définitive à l’image du personnage de Junie dans Britannicus de Racine : celle « qui n’a mérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. »
Le mot de l’architecte Jeanne GANG
"L’accélération de la croissance de la population, rendue possible par les progrès techniques du 19ème siècle quand les ressources étaient abondantes et l'espace apparemment illimité, a produit une société fondée sur la consommation. Mais avec une population qui atteint un seuil critique, des ressources qui s’épuisent et des changements climatiques qui remettent en question le potentiel de la planète Terre, de nouvelles stratégies et attitudes doivent émerger. Plutôt qu’une technologie incitant à l'excès de la part de certaines personnes au détriment des autres, la technologie, sur une planète toujours plus densément habitée, devra s’orienter vers la construction de meilleures relations humaines. L'innovation technique et l'innovation en matière de conception architecturale doivent ainsi œuvrer à relier les peuples plus étroitement et plus instantanément, non parce que c’est moralement juste, mais davantage parce que nous aurons intérêt à le faire jusqu'à ce que la planète soit stabilisée et que la croissance atteigne un seuil raisonnable."
Jeanne Gang, est architecte, fondatrice de Studio Gang, une agence internationale d’architecture et d’urbanisme basée à Chicago et New York. Remarquée pour l’Aquatower, une tour de logements de 260m, innovante et d’une très grande élégance, l’agence réalise actuellement l’extension du Musée américain d’histoire naturelle à New-York et la Tour Vista à Chicago (360m). Jeanne Gang enseigne à la Harvard Graduate School of Design.
[1]
Professeur de philosophie, auteur de « Sciences et révolution. Recherche
sur Marx, Husserl et la phénoménologie(Puf, 2015).
[2]
Ingénieur centralien, il est auteur de plusieurs ouvrages sur la question des
ressources non renouvelables et des enjeux technologiques associés. Il est
membre fondateur de l’Institut Momentum.
[3]
Historien des techniques, Maître de conférences à l’Université de Bourgogne.
Son dernier ouvrage : La Modernité
désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle (La Découverte,
2017).
[4] Philosophe,
directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation. Auteur de Dans la disruption. Comment ne pas devenir
fou ? (Les liens qui libèrent, 2016).
[5] Bertrand
Gille (1920-1980), historien des sciences.
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