mardi 1 août 2017

Hommage à Patrice de Turenne, architecte


Depuis que j'ai souscrit un abonnement au Monde via internet, j'ai perdu la félicité quotidienne, et un peu désuète sans doute, du contact physique et visuel avec ces feuillets dont la lecture m'apportait toujours ce petit quelque chose trop souvent oublié de ma mémoire immédiate mais dont je vérifiais, des mois ou des années plus tard, qu'il en subsistait le souvenir, même tenu - mais le souvenir quand même - comme un parfum perdu qu'une rencontre fortuite fait revivre un instant.
Il me plait, durant ce que l'on désigne par "vacances" - terme qui exprime parfaitement la vacuité dans laquelle certains s'oublient avec délectation - de retrouver ce réflexe simple de l'achat de ma version préférée du célèbre quotidien.
Il n'est pas rare alors que mon regard arpente à rebours les colonnes du journal, privilégiant aux reportages ancrés dans la dramaturgie internationale ou politique des premières pages, les "papiers" davantage versés dans le rêve ou la poétique que l'on trouve d'ordinaire au terme de la lecture.
Et c'est ainsi que je parcours avec curiosité le "Carnet", concentré de la vie, témoignage du temps qui passe inexorablement.
Ce matin, une annonce m'informait que l'architecte Patrice de Turenne venait de nous quitter ainsi que les modalités de son enterrement : dans l'intimité familiale.

Est revenu alors à moi le souvenir enfoui de notre rencontre. Elle s'était faite dans le cadre du concours pour l'extension de l'espace de restauration du lycée Janson de Sailly, dans les années 90. Patrice était alors un jeune architecte "en vue", et si ma mémoire ne me trahit pas, il avait été remarqué pour sa proposition de planter des arbres sur le toit de son projet pour la Très Grande Bibliothèque ; j'avais trouvé le concept saugrenu quand il aurait fallu l'imaginer précurseur.
Nous avions donc travaillé ensemble sur ce concours plus modeste et nous avions sympathisés. Il m'avait encouragé à l'assister dans la préparation de l'oral (il en existait encore à cette époque dans les concours publics). Je me souviens de ce qui fut pour lui une épreuve terrible. Nous avions écrit ensemble toutes les qualités fonctionnelles, techniques, économiques et architecturales que notre proposition présentait à nos yeux, sur quelques feuillets dont il entama la lecture devant un jury dans lequel siégeait le regretté Eric Saunier. Mais plus Patrice déchiffrait les vertus de son projet et plus j'observais ses mains trembler et son visage pâlir, jusqu'au moment où il lui fut impossible de poursuivre sa lecture ; l'enjeu l'avait tétanisé. Il me tendit alors les feuillets, et j'en poursuivis la lecture avec détermination. Le jury délibéra et nous fûmes déclarés lauréats. Patrice me témoigna une réelle sympathie d'avoir été en quelque sorte un partenaire providentiel. Mais cette amitié professionnelle devait s'émousser quelques mois plus tard alors que les choses devenaient sérieuses - les études puis le chantier - quand il constata que mon pouvoir pour palier aux insuffisances des équipes opérationnelles n'existait pas, et que si j'avais pu assurer pendant quelques minutes le relais de sa lecture quelques mois auparavant, je lui étais à présent d'aucune utilité pour l'aider à affronter les vicissitudes du projet.
Nous nous sommes perdus de vue plusieurs années, peut-être une bonne dizaine, avant que nous nous croisions à nouveau à l'enterrement d'Eric Saunier. Je vins alors vers lui, me présentais, mais je sentis dans son regard qu'il m'en voulait encore, à juste titre, d'avoir jadis déserté notre complicité.
J'ignore s'il aurait apprécié de savoir qu'à titre posthume je relaterais un jour le souvenir de notre aventure commune. Je veux croire que si le hasard m'a conduit aujourd'hui à la lecture de son nom dans la rubrique nécrologique, c'est que ce même hasard m'invitait à avoir ce rendez-vous amical avec Patrice, par-delà le temps, par-delà notre silence, désormais définitif.

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