samedi 18 mars 2017

Expérimenter, Inventer, Innover, Imaginer, Réinventer : What Else ?

(Chronique Février-Mars 2017 ArchiSTORM)
Il faudrait être aveugle et sourd pour avoir échappé à cette « épidémie », ainsi que Margaux Darrieus[1] la dénomme dans une récente chronique ; cette fièvre qui s’est emparée du microcosme francilien depuis le lancement de « Réinventer Paris » en novembre 2014, et agite depuis toute consultation en « offre globale » et autres « AMI[2] ».
Mais cette injonction à l’innovation tous azimuts (« les axes d’innovation pourront être techniques, technologiques, architecturaux et constructifs, sociaux, serviciels et programmatiques », affirme Jean-Louis Missika[3]) n’aurait pas étonné le grand Oscar Niemeyer qui déclarait que « l’architecture, c’est de l’invention ».
Pas davantage du côté du regretté Peter Rice pour lequel « Toute solution implique une pensée originale, une contribution spécifique qu’il faut bien appeler une innovation. Le résultat n’a pas besoin d’être spectaculaire : il suffit que ce soit inédit ou même seulement original.[4] »

Tout un chacun pris dans l’urgence du quotidien n’a pas forcément le loisir d’avoir la hauteur de vue de ces deux figures du monde de la conception, et il est bon que nos édiles, dont il est d’usage aujourd’hui de s’interroger sur l’utilité de leurs fonctions, soient les initiateurs de ce remue-ménage – pour ne pas dire, remue-méninges. Car, comme l’affirme Philippe Aghion, Professeur au Collège de France[5], « les entreprises, comme les gens ont tendance à innover mais dans leur domaine d'expertise, dans un phénomène de dépendance au passé qui nécessite une intervention de l'Etat. »

Le projet : une communauté d’intérêts partagés
Ayant eu moi-même l’occasion de participer à un certain nombre de ces AMI(s) et la chance d’avoir pu poursuivre dans l’épreuve du concours, j’aimerais apporter le regard d’un représentant du monde de l’ingénierie et de la technique vis-à-vis de ces consultations d’un nouveau style.
Je ne dois pas cacher que je suis d’ordinaire plutôt partisan du dialogue intime entre l’architecte et l’ingénieur, tout du moins jusqu’à un certain stade de la conception ; on va dire, jusqu’à l’APD compris, au minimum. Pour savoir ce que les services techniques et méthodes d’une entreprise peuvent apporter au projet, je suis en revanche favorable à l’élargissement de ce dialogue avec les constructeurs et les industriels dès que la faisabilité économique des scénarios de conception l’exige. J’ajouterais : sous réserve que ce dialogue soit équilibré et que l’ensemble des acteurs soit mobilisé pour la réussite du projet entendu au sens de « communauté d’intérêts partagés ». Je voudrais être convaincu que l'évolution de nos métiers, sous les aiguillons du BIM et de la responsabilité sociétale liée au développement durable, conduira les générations futures à œuvrer dans cette direction.

Pour l’ingénieur sollicité pour participer à ce type de consultation, c’est une formidable opportunité : celle en premier lieu d’apporter son expertise technique dans le champ de compétences qui est le sien s’il existe un enjeu technique particulier (il est rare que ce ne soit pas le cas, et peut-être, lorsqu’il n’est pas évident, faut-il le susciter ?) ; celle de mettre au service de l’équipe-projet tout à la fois la rigueur dont il est investi et la curiosité qui devrait être, chez lui, un automatisme ; enfin, c’est l’occasion d’enrichir sa démarche de conception par la compréhension, à leur contact direct, des logiques des autres intervenants à l’acte de construire, lesquelles, d’ordinaire, lui sont souvent étrangères. Jeffrey T. Glass, directeur du Master d’Engineering de la célèbre Duke Univesity (USA) affirme : « The engineers are, more and more, required to understand the context of their engineering, understand the business environment, and understand the customer needs.[6] »

Concernant la créativité, il est intéressant d’écouter Cédric Villani, Médaille Fields 2010, interrogé sur son apprentissage : « Pour commencer, (il faut éviter) d'en faire une obsession ! "Créativité " est un mot que l'on entend partout en ce moment, sous forme d'injonction. Il faut être créatif. Or la créativité, d'après moi, vient surtout de la capacité à intégrer beaucoup d'éléments émanant de son entourage, de discussions (…) ; c'est une affaire d'environnement, d'interaction avec les autres. »


Mais comment ne pas succomber à la tentation d’exercer son intelligence ?

Cependant, cette soif inextinguible d’innovation ou de « réinvention » n’est pas gratuite. Elle peut effectivement se contenter d’accoucher d’une litanie de procédés technologiques piochés sur internet ; et l’on parcourt cette liste à la Prévert comme si l’on passait d’un rayon à l’autre d’une grande surface de bricolage, harcelé par les vidéos de démonstration de produits toujours prétendument mirifiques ! Parfois le concours Lépine n’est pas loin non plus. Il faut l’affirmer : l’innovation est une chose sérieuse ; elle impose des compétences, du temps et un investissement. C’est ici que le bât blesse : nos édiles, mais aussi les commanditaires de la maîtrise d’œuvre[7], doivent savoir que les réponses à leur légitime revendication en matière d’innovation nécessitent un temps de recherche, de doute, d’expérimentation qui doit faire l’objet d’une juste rémunération. Dans le cadre de ces consultations, on rémunère aujourd’hui l’investissement d’un avant-projet sommaire peut-être le dixième de sa valeur !
Dans l’ouvrage « Les 101 mots de l’ingénierie du bâtiment[8] », l’ingénieur Romain Ricciotti écrit : « Les urgences urbaines, sociales, environnementales de notre époque imposent que l’ingénierie fasse partie maintenant du paysage et qu’elle soit enseignée et pratiquée au même titre que l’architecture, le paysage ou l’urbanisme, comme une discipline d’aménagement du territoire. »

L’un des mérites de « Réinventer Paris » et de ses suiveurs a été de stimuler un corps enclin à reproduire des modèles. Ces AMI(s) nous éviteront-il aussi la tentation de nous prendre trop pour des « spécialistes » dont Gropius[9] disait que ce sont « des personnes qui répètent toujours les mêmes erreurs » ?



[1] Journaliste chez notre confrère d’AMC
[2] AMI : Appel à Manifestation d’Intérêt
[3] Adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, de l’architecture, des projets du Grand paris, du développement économique et de l’attractivité… ouf !
[4] In « An Engineer Imagines ». Editions « Le Moniteur ». 1994
[5] Titulaire de la chaire « Economie des institutions, de l’innovation et de la croissance »,
[6] Entretien dans « The Structural Engineer », N° de décembre 2016
[7] Au sens architectes + ingénieurs
[8] « Les 101 mots de l’ingénierie du bâtiment ». Editions Archibooks. 1er trimestre 2016.
[9] Walter Gropius (1883-1969). Architecte, fondateur du Bauhaus.

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