lundi 16 mai 2016

Famous Blue Raincoat

Probablement l'une des plus belles chansons de Cohen ... avec une (très) libre traduction de Jean-Noël Spuarte.



Il est quatre heures du matin, fin décembre. Je t’écris juste pour savoir si tu vas mieux. New-York est glacial mais j’aime vivre ici. Il y a de la musique dans la nuit sur Clinton Street bien qu’il soit tard. J’ai entendu dire que tu avais construit une petite maison au fond du désert. Qu’il n’y avait plus de sens pour toi à la vie. J’espère que tu as quand même emporté là-bas un disque ou un peu de musique.

Et Jane est revenue avec une mèche de tes cheveux. Elle m’a dit que tu la lui avais donnée cette nuit où tu cherchais à voir clair en toi. Es-tu jamais parvenu à te connaître ?

La dernière fois que nous t’avons vu tu semblais avoir terriblement vieilli. Ton fameux imperméable bleu était troué aux épaules. Tu étais allé à la gare attendre un train, n’importe lequel, mais tu es revenu seul, sans Lili Marlène. Et puis tu as traité ma femme comme une paillette de ta vie. Quand elle est revenue ici, elle n’était plus  la femme de personne.

Je te revois là-bas avec une rose entre les dents, comme un petit voleur gitan. Tiens, Jane est réveillée. Elle t’envoie ses amitiés.

Que puis-je te dire à toi mon frère, mon meurtrier ? Que puis-je réellement t’avouer ? Je crois que tu me manques. Je crois que je te pardonne. Je suis heureux que tu aies croisé mon chemin. Si jamais tu dois revenir pour Jane ou pour moi, je veux que tu saches que ton ennemi s’est endormi. Je veux que tu saches que sa femme est libre.

Merci pour la peine que tu as ôtée de ses yeux. Je pensais qu’elle était belle ainsi, et je n’avais jamais essayé de lui retirer.

Oui, Jane est revenue avec une mèche de tes cheveux. Elle m’a dit que tu la lui avais donnée cette nuit où tu cherchais à voir clair en toi. Es-tu jamais parvenu à te connaître ?


Sincerely, L. Cohen

dimanche 15 mai 2016

L'héritage d'Esther de Sandor Maraï



Il y a dans ce court récit publié en 1939 une description remarquable de la relation entre un pervers narcissique, Lajos, et sa victime, Esther.
Celle-ci, désormais vieille et alors qu'elle se sent mourir, s'impose de relater l'histoire terrible qui l'a liée à deux moments de sa vie - jeune, à 25 ans environ, et puis 20 ans plus tard - à Lajos, un menteur, un mythomane, un escroc coureur de jupons, un velléitaire, une sorte de parasite nuisible dont elle était amoureuse.
Dès les premières lignes, le lecteur sait qu'Esther perdra la partie ; mais ce qui est troublant, c'est qu'elle accepte son sort comme une fatalité : "L'ennemi m'a rattrapée. Et je sais désormais qu'il ne pouvait faire autrement. Car nous sommes liés à nos ennemis - et ceux-là, à leur tour, se montrent incapables de nous échapper."
Il m'est difficile d'expliquer les raisons pour lesquelles je fais un lien avec le roman d'Imre Kertersz "Etre sans destin". Peut-être cette distance assumée avec le tragique que l'on retrouve dans les deux récits ?
Dans "L'héritage d'Esther" le lecteur assiste à la quête d'un prédateur. Mais personne n'est dupe de l'issue finale ; ni le fauve, ni la proie.
Lajos parvient à convaincre Esther de sa culpabilité dans la situation dont elle est victime. Il finit par accuser Esther de cet état de fait délétère par une démonstration d'une perversité subtile : "Et c'est toi, la fautive, Car en amour, le courage de l'homme est dérisoire. L'amour, c'est votre affaire, à vous autres les femmes... C'est seulement la que réside votre grandeur. Et c'est là que tu as échoué, d'une manière ou d'une autre - anéantissant par cet échec ton devoir, ta mission, le sens même de notre vie."
L'intelligence de Lajos - sa perversité - tient également dans sa lucidité quant à son personnage : "Au fond, j'ai toujours été faible. J'aurais voulu accomplir quelque chose sur cette terre - et je crois que je ne manquais pas tout à fait de talent. Mais l'intention et le talent ne suffisent pas. (...) Pour créer il faut autre chose ... une sorte de force ou de discipline particulière, où les deux à la fois, c'est cela, je crois, qu'on appelle le caractère."




Cette presque nouvelle est en réalité une immense étude en profondeur de l'âme humaine, une étude noire, pessimiste, peut-être prémonitoire de la Shoah avec cette question de la relative "docilité" du peuple juif vis-à-vis de ses bourreaux.



mardi 10 mai 2016

Kengo Kuma, architecte d'une nouvelle modernité ?


Pavillon de l'Arsenal, le 10 mai 2016. Conférence de Kengo Kuma.



Kengo Kuma, architecte japonais de 61 ans, introduit sa conférence en évoquant l'essence de sa démarche qu'il fonde sur la notion de "circulation" et de particules ; ces dernières constitutives d'un tout représentant les composants qui nous entourent et dont le mouvement correspond à la vie. Il évoque les travaux du philosophe et sociologue Bruno Latour*.

Le bois est l'un de ses matériaux de prédilection qu'il s'ingénue à travailler à la manière du Chidori, le "Kapla japonais", sans clou ni colle. 

Attentif à la relation entre la nature et les artefacts - dans l'esprit des estampes d'Hiroshige - il attache une importance extrême à privilégier les matériaux disponibles sur le site du projet. Son architecture se lit comme une composition de modules qu'il décline dans des arrangements précis voire précieux (trop précis et trop précieux eu égard le degré de qualité de l'exécution française ?). 

Il puise son inspiration dans une curiosité qui semble être en éveil permanent, qu'il s'agisse de la topographie du site ou de sa nature géologique, jusqu'à - plus insolite - des accessoires du quotidien tels que des parapluies qu'il peut astucieusement combiner, selon le principe de tenségrité, pour former un abri provisoire, ou encore ces jerrycans en plastique dont le détournement et l'assemblage lui permettent de réaliser des parois dans lesquelles il fait circuler de l'eau à différentes températures qu'il teinte et qu'il éclaire, produisant une dynamique colorée surprenante. 

Kengo Kuma est un architecte du détail, plutôt de la petite échelle (comme la plupart des architectes japonais ?), de l'assemblage étudié avec un soin maniaque, du dispositif mécanique minimaliste générant un système constructif, de la recherche d'efficience esthétique (son travail sur les parois légères isolantes). 

Il a la tentation de l'origami à l'image de ses deux projets parisiens, le musée Albert Khan et le bâtiment scolaire McDonald. Il n'a pas présenté son projet lyonnais réalisé sous le commandement d'un promoteur, et il a eu raison, car il n'est certainement pas un "architecte de promotion". Son travail s'inscrit dans une démarche porteuse de sens ; celui d'une certaine communion entre l'homme et la nature, une complicité qui relève de l'intime. Mais une démarche porteuse aussi d'une vérité puisée dans les règles du passé, la légitimité du temps et de la matière, appliquée à l'exigence du présent ; une architecture mystique en quelque sorte, mais qui n'hésite pas à tenter le grand écart en se mettant au service d'une marque comme Starbucks. 
En définitive, ce travail n'est-il pas représentatif d'une certaine vision - réaliste ? positive ? - de la modernité ?



* Lire à ce propos le texte "Donnez-moi un fusil et je ferai bouger tous les bâtiments" : Le point de vue d'une fourmi sur l'architecture.

lundi 9 mai 2016

"Les braises" de Sandor Maraï





Henri et Conrad furent deux amis indéfectibles du temps de leur jeunesse bien que tout les séparait, en particulier la fortune, le rang familial, et l'aisance en société. A présent, ce sont des vieillards qui ne se sont pas revus depuis quarante et un ans. Et pendant toutes ces longues années Henri, le plus fortuné et le plus mondain des deux, général à la retraite, a nourri à l'endroit de Conrad un désir de vengeance dont on découvre, page après page, qu'il est lié à Christine sa femme, disparue il y a 10 ans. Cette rencontre doit permettre au général de connaître enfin la vérité sur des faits qu'ils ont partagés tous les trois. Elle prend pour cadre le château d'Henri, un dîner qui se prolonge autour de la cheminée du salon où se consument les dernières braises d'un feu, métaphores de leurs existences.
Sandor Maraï livre une vision terrible de la vie au travers des regards que ces deux vieillards désenchantés portent sur leur passé. Une écriture sombre et magnifique, juste et essentielle, pour évoquer la passion, la trahison, l'amitié, la nostalgie, ou tout simplement la vie.

vendredi 6 mai 2016

Les républicains condamnés à Donald Trump

Extraits de l'éditorial de Monde daté du vendredi 6 mai 2016.
Donald Trump à ete porté par les nouveaux médias : réseaux sociaux et chaînes d'information en continu. Son humour, sa vulgarité, son refus de tous les codes du "politiquement correct" - attaques contre les femmes, les minorités raciales et autres, défense de la torture - y font fureur. Le style Trump a signé une campagne de dénonciation continue des élites dont les réseaux sociaux ont formé le véhicule médiatique idéal. En ce sens, Trump est un candidat "moderne", de son temps, celui du triomphe de l'info-spectacle. L'essentiel est, d'abord, de ne pas "faire ennuyeux". (...) "Le Donald" est un "commercial" : il vend de l'illusion, du rêve, de la nostalgie, du fantasme en paillettes façon dorures de machine à sous. En politique, on sait que ce n'est pas seulement dangereux. Cela peut tourner au tragique."

mardi 3 mai 2016

Morland... Mort lente ? Ou More Land ?



Le 2 mai 2016 au soir s'est tenue au Pavillon de l'Arsenal une conférence portant sur le projet lauréat du concours pour rénover l'ex-bâtiment de la Préfecture de Paris, autrement dénommé "Morland", dans le cadre de l'appel à projets innovants lancé par la Ville de Paris. L'architecte du projet, David Chipperfield, l'artiste auquel avait été confié la tâche de faire rêver l'attique de la tour, Olafur Eliasson, et l'investisseur, Laurent Dumas, président-fondateur d’Emerige, étaient présents pour l'occasion. Jean-Louis Missika, artisan de réinventer Paris, introduisait la conférence.



Dans la première partie de son intervention, David Chipperfield s'est employé à justifier la relation vertueuse que Paris avait su imposer entre le public et le privé ; par opposition à Londres qui a trop privilégié le second. Il n’y a pas d’incompatibilité entre le monde de la finance et celui de l’intérêt public, nous a exposé Chipperfiled ; la preuve : le projet de Morland. On peut s’interroger sur l’énergie déployée par l'architecte sur ce registre : était-il en service commandé après les polémiques que cet appel à projets a suscité dans le microcosme architectural qui a pointé du doigt la part belle faite aux investisseurs, au détriment des maîtrises d'œuvre peu ou pas rémunérées pour un travail long et exigeant ? Son insistance sur ce thème le laisserait supposer. Ou bien est-ce une conviction personnelle parfaitement en cohérence avec le "main stream" libéral actuel ?