"Depuis quelques temps mes rêves sont habités de situations et de personnages dont le contenu ou l’apparence est extrêmement détaillé. Bien entendu, comme dans tout rêve qui se respecte, il n’y a pas plus de cohérence dans la composition des faits et des protagonistes qu’il y en avait auparavant, mais ce qui m’étonne, c’est l’accumulation de détails insignifiants d’une précision injustifiée (à moins qu’il ne s’agisse de détails injustifiés d’une précision insignifiante ?).
Par exemple, cette nuit, ce rêve où je suis dans une pièce avec trois autres personnes : une vieille tante éloignée (pourquoi elle ?), mon frère et une femme qui se révèle être la dernière maîtresse de mon père,
ou peut-être une ancienne conquête.
La pièce est une cuisine ; l’espace est immense, comme un couloir sans fin. Tout au fond je sais (sans la distinguer, mais je le sais) qu’il y a une vaste salle d’eau avec une très grande baignoire, dont le sol et les murs sont recouverts de carreaux de faïence noirs et blancs posée en damier. Il y fait toujours un peu sombre, et l’été délicieusement frais, surtout pendant certaines journées d’aout accablées par une chaleur sèche et blanche.
Au centre de la cuisine, une table très longue recouverte d’une toile cirée décorée de motifs floraux psychédéliques. Une fausse lampe à pétrole est suspendue au plafond par un invraisemblable système de fils et de poulies. Des insectes morts sont figés sur les fils comme sur ces rubans tue-mouches que l’on suspendait autrefois à la campagne, du temps où il y avait encore des mouches. La lampe projette un disque parfait de lumière qui éclaire une énorme marmite en métal, luisante de reflets cuivrés, et remplie d’une soupe épaisse de potiron que la vieille tante agite, méthodiquement, avec une cuillère en bois. Cette redoutable soupe de potiron que j’avais en horreur, dont je n’ai pas oublié l’odeur forcée de muscade, et les grumeaux de lait caillé qu’il me fallait obligatoirement avaler sous peine de devoir quitter le dîner pour un exil prématuré et sans retour (jusqu’au lendemain) dans ma chambre.
Mon frère est en pyjama. La braguette de son pantalon est ouverte – encore une fois - et son sexe mou pendouille. Il est assis un peu à l’écart et lit un roman policier. La maîtresse de mon père lui fait remarquer qu’il pourrait rester décent et cacher son « engin ». Mon frère la regarde par-dessus son livre et ricane. Il est pieds nus dans des savates en toile usées. Bien que je remarque l’incongruité de la chose, le sol de la cuisine est bien constitué de pavés ronds et moussus comme ceux que l’on trouve encore dans certaines cours intérieures des vieux quartiers de Paris.
Soudain la sonnette de la porte d’entrée. Nous savons tous qu’il s’agit de mon père. Nous l’attendions. Sans surprise, et pourtant ça fait 40 ans qu’il est mort. Je me souviens m’être dit qu’il devait sans doute avoir beaucoup changé. Je vais lui ouvrir. En fait, curieusement, mon père n’a pas beaucoup changé, peut-être est-il un peu plus petit, un peu plus voûté. Il est en costume ; une étiquette en tissu « Emigliano Zegna » sur la manche. C’est une faute de gout.
« tu as raison, c’est une faute de goût »,
et il arrache le morceau de tissu avec un sourire de conquérant. Il a l’air détendu, sûr de lui, pas vraiment surpris d’être là sur le pas de cette porte, devant son plus jeune fils, vieilli lui aussi de 40 ans. Il arbore, comme c’était la mode dans les années cinquante et comme je lui ai toujours vu dans les années 70, son éternelle pochette blanche qui souligne, impeccable, d’un trait blanc de bristol, le haut de la poche de son veston. Il porte ses anciennes lunettes en écaille noire à monture épaisse, trop enfoncées sur les yeux, à la façon
à la façon d’Yves Saint Laurent sur la célèbre photo où il pose nu.
Je sais que ce port de lunettes signifie que mon père est condamné. Il entre dans la pièce. Personne n’est étonné de le revoir. Mon frère lève à peine les yeux de son livre. Lui aussi est maintenant paré dans un costume impeccable. Sur la manche il y a également l’étiquette « Emigliano Zegna ». Mon frère a adopté le même parfum que mon père : « Monsieur » de Caron. Je n’aime pas ce parfum aux allures prétentieuses et démodées. C’est sans doute parce qu’il ne me rappelle que les choses détestables de mon enfance. Nous sommes maintenant autour de la table. L’une de mes anciennes conquêtes
comment s’appelait-elle déjà : Christine ? Marie ? Suzette ?
s’est substituée à la maîtresse de mon père. Je suis juste à côté de lui et je remarque ses mains
(mon père a toujours été très fier de ses mains qu’il lavait vingt fois par jour exclusivement au savon de Marseille) ; elles sont boursouflées et tavelées de tâches de vieillesse. Curieusement il y a quelques poils bruns, longs, épars sur le dessus. Mon père n’avait pas les mains poilues ; l’âge probablement. Pour le reste, il ne semble rien avoir cédé, ou si peu.
Il s’est installé d’autorité en bout de table et tend son assiette pour avoir de la soupe.
« C’est ta soupe aux potirons, Jeannette ? »
Tante Jeannette est aux anges, mais elle rectifie
« la soupe de potiron »,
et ajoute :
« Tiens mon grand, tu vas guérir »
elle le sert copieusement et mon père, sans attendre, commence à laper sa soupe. Il s’explique en indiquant qu’en Indochine, à la Légion, il fallait manger sa soupe comme ça. Et puis après c’était la « corvée de bois », dit-il en m’accordant un clin d’oeil complice. Et nous trouvons, tous les trois autour de la table, son explication plausible.
Et puis ma tante vient au-dessus de moi. Elle commence à beurrer une biscotte, lentement comme elle le faisait jadis pour le goûter, quand elle me gardait pendant les vacances
avec des gestes comptés comme dans un rituel initiatique
elle veille à ne mettre sur la biscotte qu’une infime pellicule de beurre
« tu crois que c’est bien de te mettre autant de beurre sur ta tartine ? Tu ne vois pas que nous sommes pauvres ? »
Le couteau crisse sur la biscotte ; une plainte caillouteuse. Elle a pris soin de placer deux biscottes l’une sur l’autre afin de ne pas faire de « brisures », comme elle dit. Et j’entends le bruit de sa bouche au-dessus de moi, un bruit gourmand et inquiétant de succion salivaire. Je sais en même temps qu’elle a le menton qui pique. Je redoute ces baisers quand il faut dire « bonjour Tante Jeannette », « bonsoir Tante Jeannette ». Et puis elle prend le pot de gelée de groseilles
elle faisait une incomparable gelée de groseilles
elle enlève l’élastique, le papier sulfurisé, et la rondelle de paraffine. Elle fait glisser une petite noisette de gelée et l’étale sur le beurre. Des petites perles qui brillent comme des larmes de rubis.
Mon père parle beaucoup, mais ses paroles sont incompréhensibles. Tout le monde autour de la table fait semblant de comprendre (ou peut-être comprend). Mon frère est à nouveau en pyjama. Mon ancienne conquête
la maîtresse de mon père
lui glisse un mot à l’oreille en montrant mon frère. Toujours cette histoire de braguette. Cette négligence perpétuelle, et ce sexe à l’air comme une provocation. Elle se tourne vers moi
mon ancienne conquête se tourne vers moi
« tu n’auras jamais la statuette de l’Apsara que ton père a rapportée d’Angkor après l’avoir volée dans un temple ».
Mon père acquiesce avec soumission tout en finissant de laper sa soupe. Mon frère hisse lentement un regard incrédule par dessus le roman policier. Ma vieille tante fait mine de vouloir poursuivre sa distribution de soupe avec un air blasé de cantinière. La maîtresse
ou bien s’agit-il de mon ancienne conquête ?
laisse entrevoir deux petits seins trop parfaits sous le voile de sa chemise de nuit en tulle rose. Sur le dessus de la cheminée, face à moi, dans la cuisine immense comme un couloir sans fin, la statuette est là. Personne, semble-t-il, ne s’est aperçu de sa présence. Elle est comme avant, partiellement enveloppée dans un tissu rouge de Chine et posée sur un socle de bois sombre. C’est une pierre gris clair sculptée d’une vingtaine de centimètres de haut, et presque autant de large, qui représente le buste d’une Apsara – une jeune danseuse cambodgienne – avec deux petits seins trop parfaits. Elle aussi. L’un de ses bras a été brisé (probablement lors du forfait, quand mon père l’a extraite du mur du temple). J’ai l’impression qu’elle me regarde et me sourit.
Ma tante me commande à présent, sans ménagement, de tendre mon assiette. Elle a encore ce tic de la bouche et cette pointe de salive à la commissure des lèvres, comme quand elle préparait les biscottes.
« Tu prends de la soupe et tu récupèreras l’Apsara »
Si le réveil n’avait pas sonné à cet instant, j’étais prêt à tout pour emporter avec moi l’Apsara , même absorber une redoutable soupe de potiron avec cette odeur forcée de muscade, même avaler les grumeaux de lait caillé en écoutant au-dessus de ma tête le bruit gourmand et inquiétant de succion salivaire d’une tante au menton piquant qui avait l’habitude d’étaler la gelée de groseille sur une double biscotte, car je savais, à cet instant, juste avant que le réveil …
Je savais, je savais que la soupe, la muscade et les grumeaux ne valaient rien, que la vieille tante était morte depuis longtemps,avec son reflexe salivaire et ses deux biscottes l'une sur l'autre, que l'on regretterait cette incomparable gelée de groseille, et que tout ça n’existait vraiment que dans mon imagination, ... ou presque."
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