dimanche 5 juin 2016

Retour du front (vénitien) ; l’architecture, un art populaire ?

«Quand les contraires travaillent ensemble, ils créent de la richesse et de la connaissance. Si la quête du savoir précède l’action, il y a évolution. Si la dynamique de l’action précède la réflexion, il peut y avoir destruction. » Mahabharata


Les forêts de Venise. Kjellander + Sjöberg
La Biennale d’architecture de Venise, c’est d’abord des chiffres : 2 sites principaux distincts, l’Arsenale (avec le bâtiment de la Corderie de plus de 300 m de long) et les Giardini, totalisant à eux deux une superficie d’environ 10 ha, 62 pays représentés, plus d’une trentaine d’évènements collatéraux dispersés dans la ville, 6 mois d’ouverture entre le 28 mai et le 27 novembre 2016, et plus de 200 000 visiteurs pour la précédente édition. Mais ce qui n’est pas quantifiable, c’est l’extraordinaire débauche d’imagination, d’énergie (et sans doute d’enthousiasme) qu’il faut aux participants (1000 ? 2000 ? davantage ?) pour produire toutes ces installations, tous ces écrits, films, maquettes, échantillons, livrés, avec souvent de remarquables scénographies, à la déambulation du visiteur qui, s’il n’a pas pris le soin de préparer un minimum son exploration, court le risque d’un étiolement rapide de sa sagacité. Impossible de rendre compte ici de tous les projets qui le mériteraient, et nous ne pouvons qu’inciter le lecteur à faire le voyage jusqu’à Venise. Place donc à quelques morceaux choisis en relation avec notre thème de prédilection : les rapports entre architecture et ingénierie.

“We need to consider value engineering options”
On ne pourra pas reprocher à cette 15ème édition de ne pas avoir placé sur le devant de la scène architecturale un certain nombre de thèmes liés étroitement à l'actualité et l'évolution du monde actuel : les crises migratoires, l'épuisement des ressources de la planète, la pollution, le gaspillage des produits, l’insécurité, les inégalités exacerbées, les catastrophes naturelles, les tensions violentes entre communautés, la croissance démographique, etc., constituent une sorte de fil rouge de la biennale. Leur seul énoncé pourrait conduire au plus profond des pessimismes.
Mais la volonté d’Alejandro Aravena, tout jeune Pritzker Price et commissaire de cette biennale, a été de sélectionner et de montrer à un large public qu’il existait des « success stories » capables d’apporter des solutions « pour lesquelles l’architecture a fait, fait, et continuera de faire la différence. (1) »
S’il convoque prioritairement (et naturellement) les architectes dans cet exercice, les arts de la technique (autrement dit ce qui pourrait constituer l’essence même de l’Ingénierie) sont loin d’être absents ; en particulier à l’Arsenale. Il faut souligner que cette Ingénierie est présentée sous une forme non conventionnelle : en harmonie avec la démarche architecturale (et non en opposition), dans un souci d’économie de matière et d’exploitation raisonnée des ressources, et en support ou en prolongement d’un savoir-faire traditionnel.

Pour l’harmonie, nous retiendrons deux exemples. Tout d’abord l’approche de l’architecte portugais Joao Luis Carriho da Graça, qui, dans son projet pour une très longue passerelle dans le site escarpé de la petite ville de Covilha, se refuse à soumettre la poétique du projet aux contraintes de l’efficacité structurelle de l’ouvrage d’art ; ni à les opposer d’ailleurs, mais plutôt à conjuguer deux nécessités, se servant d’une sorte d’évidence liée à la physique des matériaux pour développer un imaginaire architectural.

Marte-Marte
Marte-Marte
Dans un registre analogue, l’agence autrichienne Marte.Marte présente un travail fondé sur le fait que de nouveaux et importants besoins en infrastructure vont émerger qui auront un impact sur l’identité des lieux, qu’il s’agisse de la ville ou du paysage. Une attention particulière est ainsi portée au traitement de ces ouvrages trop souvent considérés sur le seul plan fonctionnel, en évitant de tomber dans « the examples in which infrastructure has tried to become more « arty » are pathetic, mannerist, and banal” pour reprendre les termes des architectes.

Solano Benitez
L’économie de matière est illustrée par les recherches de trois ingénieurs américains[2] associés à l’ETH[3] de Zurich. Inspirés par le système constructif d’anciennes voûtes, ils ont développé un programme intitulé « Beyond Bending » de structures horizontales travaillant exclusivement en compression, ce qui permet de gagner jusqu’à 70% de matière par rapport à un système classique dans lequel la section de la dalle est partiellement en traction. Cette équipe expose également une réalisation à grande échelle issue de travaux sur des coques complexes constituées d’éléments non précontraints et travaillant exclusivement en compression. Bien entendu ces travaux sont développés à partir de logiciels et de machines-outils « high-tech » qui permettent une très grand liberté formelle et une mise en place rapide de la construction.

Anupama Kundoo
« We could build knowledge and bring housing back to the people"
Economie de matière conjuguée à l’emploi de matériaux locaux correspond à la démarche qui est au cœur des préoccupations d’Anupama Kundoo[4] depuis de nombreuses années. Elle se fait le chantre du détournement des matériaux du quotidien, revisités avec ingéniosité afin de leur donner des qualités mécaniques supérieures. Elle propose même d’accompagner les communautés en les initiant à des technologies constructives dans un partage de connaissances fructueux, "by helping communauties a set of simple building components, we could build knowledge and bring housing back to the people", dit-elle.


A des milliers de kilomètres du continent indien, au Paraguay, Solano Benitez de l’agence Gabinete de Arquitectura, développe des projets adaptés à la double contrainte de la rareté des matériaux et de la non-qualification de la main d’œuvre locale. Elle parvient en se servant avec intelligence de la science de la résistance des matériaux (diagride + voûte), à construire des bâtiments de grandes portées capables d’accueillir des programmes collectifs avec des espaces généreux.

Toutes ces initiatives trouvent un écho dans les propos de Peter Zumthor[5] qui évoque dans un entretien la résurgence d’une « architecture manuelle » (handmade architecture) ?

Un cube de 4,66920…m de côté en toile blanche
Les recherches de Werner Sobeck[6] sur les structures légères dans lequel il parvient à changer la relation entre résistance et matière en proposant un équilibre subtile entre ingénierie et architecture, témoignent de la capacité de l’ingénierie à participer à la résolution de certains problèmes majeurs de l’époque ; en travaillant une nouvelle fois, en particulier, sur l’économie de moyens et de matière. Son installation dans l’Arsenale nous alerte sur le fait que nous n’avons plus le choix d’ignorer les questions qui se posent à propos de l’explosion démographique, l’utilisation des ressources naturelles ou les gigantesques émissions de CO2 – et notamment celles dues aux constructions. Pour illustrer son engagement et ses propos, il a installé un cube de 4,66920…m[7] de côté en toile blanche légère imprimée des dernières déclarations du GIEC[8] traduites en 9 langues, partiellement recouverte d’une toile noire pour signifier que la vérité n’est pas entièrement dévoilée et que nous n’avons qu’une idée partielle de la situation.

Rock Garden. Nek Chand
Impossible enfin de ne pas évoquer Neck Chand (1924-2015), cet ingénieur indien, inspecteur des routes lors de la construction de Chandigarh[9] qui, à ces temps perdus, a transformé un site abandonné de 16 ha en un jardin extraordinaire, dénommé Rock Garden, peuplé d’innombrables sculptures animalières ou anthropomorphiques confectionnées à partir de matériaux de récupération ; un espace entier de l’Arsenale lui rend hommage. Mais l’artiste n’a pas oublié l’ancien ingénieur, et la conception topographique du parc fait appel aux ressources des techniques du génie civil et de l’hydrologie : cascades, circuit d’eau fermé, murs de soutènement, ponts, terre-pleins, etc. ; tout cet ensemble composé avec fantaisie, poésie, et un imaginaire entre le Facteur Cheval et le Douanier Rousseau, qui contraste avec l’éloge de la rigueur et de la rationalité de l’œuvre toute proche de l’architecte Le Corbusier. Le monde à l’envers !

Pavillon français
"L'architecture intéresse tout le monde"
Un mot du Pavillon français qui tente de mettre en lumière les richesses trop anonymes qui émergent de territoires trop « ordinaires », et qui affirme sur un panneau d’affichage de banlieue : "L'architecture intéresse tout le monde". Mais parle-t-on de l’impact de l’architecture, ou bien du centre d’intérêt culturel qu’elle représente, ou bien des deux ? Et s’il avait été écrit (enfin ?) : « Comment faire de l’architecture, un art populaire ? »

Bonus (à l'usage des futurs biennalistes) :
- A voir : le travail de l'architecte anglo-irakienne Zaha Hadid (1950-2016) exposé sur plus de 500 m2 au Palazzo Franchetti proche du pont de l'Academia (pour les amoureux des volutes organico-mathematiques et les maniaques du packaging de maquettes),
- A boire : un thé, dans une mini-tour-maison-du-thé en bois brûlé des architectes Moreau-Kozunoki, lauréats du Guggenheim d'Helsinki, dans les jardins du cercle des officiers de la marine (entrée de l’Arsenale),
- A admirer : au Stanze del Vitro sur l’île de San Giorgio Maggiore, un hommage au travail du verre par les grands architectes du modernisme viennois, avec de très belles pièces d'Adolf Loos,
- A contempler : la « Glass Tea House Mondrian » de Hiroshi Sugimoto, tout près du lieu précédent.

Notes :
[1] “…where architecture made, is making, and will continue to make a difference.” Alejandro Aravena. Introduction au catalogue de la Biennale.
[2] John Ochsendorf, Matthew DeJong et Philippe Block
[3] ETH : Swiss Federal Institute of Technology
[4] Architecte indienne née en 1967, elle a travaillé à Auroville avec l’architecte français Roger Anger (1923 – 2008) dont elle a produit la biographie, et enseigne depuis 2014 à l’Université Camilo José Céla de Madrid.
[5] Architecte Suisse, né en 1943, lauréat du Pritzker Price 2009, et auteur des célèbres Thermes de Vals.
[6] Ingénieur et architecte allemand né en 1953, professeur à l’université de Stuttgart et au MIT de Chicago.
[7] Nombre représentant la constante delta de Feigenbaum correspondant à la transition entre un système non linéaire et un comportement chaotique. « Nous sommes aujourd’hui à ce seuil », nous dit Werner Sobek. « Nous devons agir, particulièrement en tant que concepteurs. »
[8] Groupe Intergouvernemental sur l’évolution du Climat
[9] Ville conçue par Le Corbusier

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