Jean-Claude Servan-Schreiber (à
ne pas confondre avec son cousin Jean-Jacques - politicien et homme de presse)
fut un jeune officier engagé dans la seconde guerre mondiale dès l’âge de 21
ans. Exclu de l’armée en 41 du fait de ses origines juive, il passe
clandestinement en Espagne mais la police le capture et l’enferme au camp de
concentration de Miranda del Ebro avec 35.000 autres prisonniers, d’où il
parviendra par un subterfuge à s’en extraire pour gagner Alger. Puis il prend
part au débarquement en Provence, la remontée de la vallée du Rhône jusqu’en
Alsace avec ces combats violents contre
les divisions allemandes qui refluent vers l’Allemagne dévastée, le passage du
Rhin et la libération en mai 45.
Andreï Makine construit « Le
pays du lieutenant Schreiber » à partir d’une tentative littéraire : celle
de parvenir à faire publier le témoignage d’un homme – Jean-Claude
Servan-Schreiber - dont la vie fut celle
d’un héro (presque) anonyme, oublié par l’Histoire, animé par le seul désir de
l’hommage posthume que son souvenir peut apporter à ces compagnons que la Mort
avait choisis comme par effraction. « En écoutant le lieutenant Schreiber,
j’ai compris qu’exalter son rôle dans la guerre n’avait jamais été son idée
fixe. Cet effacement de l’égo permettait à sa mémoire de sauver dans la masse
indistincte des vivants et des morts – un visage, une parole, une effigie fugace
de l’autre. »
Un seul éditeur « old-fashionned » tentera le coup dont
on sait, dès les premières phrases, qu’il s’agira d’un échec car l’indifférence
au sujet est totale dans un monde où le « putanat » médiatique
triomphe, et sur lequel Makine jette un regard plus que désabusé, méprisant ;
« Un monde où les humains sont très fiers de bouger sans cesse, ne
remarquant pas que ce « bougisme » obsessionnel obéit aux grands flux
des marchandises et des capitaux, au pillage d’un continent au profit d’un
autre, à la servitude touristique, … » ; (un monde) où nos maîtres à
penser sont les footballeurs « avec leur vocabulaire de trente mots,
employés à contre-sens. »
Mais l’époque actuelle n’a pas le
monopole du mépris de Makine ; les « fiestas »
de Saint-Germain des Prés et leurs participants les plus célèbres (Sartre, Beauvoir,
Dora Maar, …) sont fustigés, et la simultanéité de leur « bonheur » avec
les horreurs de la guerre (pendant le même temps les chambres à gaz tournent à
plein régime et des milliers d’hommes se font descendre sur les plages du
débarquement) donne aux aphorismes de salon un relent de dérisoire.
Makine, quand il cesse de s’emporter
sur les médias (« un ignoble égout qui impose aux milliards d’humains
décérébrés ce qu’ils doivent penser, aimer, convoiter, ce qu’ils doivent
apprécier ou condamner, ce qu’ils doivent savoir de l’actualité, de l’histoire . »),
a des pages merveilleuses. Trois portraits de femmes apparaissent dans le récit ;
trois amours de jeunesse qui « n’entrainaient pas les amants dans l’épaisseur
des liens du désir, de la possession. Tout au contraire, elles libéraient,… ».
Le lieutenant Schreiber lui-même est un homme d’une douceur et d’une humilité
qui tranchent avec l’emportement (slave ?) et l’indignation de Makine.
Deux petites réflexions dans la
même veine pour finir : Makine relate l’impression que le Général de
Gaulle a fait à Schreiber après une entrevue : (p 161) « J’éprouvais
le sentiment d’être plus fort et plus libre. C’est sans doute la caractéristique
des grands hommes. Non seulement ils ne vous font pas sentir qu’ils sont
supérieurs, mais ils vous permettent de croire que vous êtes leur égal ! »
De même après une entrevue avec son futur éditeur, Schreiber confie à Makine :
-(…) « Charles est un vrai gentleman. Vous savez ce que cela veut
dire ?
- Mais bien sûr. Un homme distingué, courtois, franc, …
- Certes… Sauf que cela ne suffit pas.
- Ah bon ? Y a-t-il une autre définition ?
- Oui. Un gentleman : en parlant avec lui vous vous sentez un
gentleman. »