mercredi 25 septembre 2024

Mon ami Z.

« On n’invente rien, on découvre. » Avec mon ami Z., nous nous sommes donnés rendez-vous du côté de Réaumur-Sebastopol pour déjeuner. Nous nous voyons peut-être une fois par an. 

Z. à 72 ans et une hanche qui le préoccupe. Sa mémoire lui joue des tours ; il place fréquemment sa main en pavillon durant nos conversations.  

Nous nous sommes connus dans un bureau d’études techniques en bâtiment ; il en était l’une des « vedettes » - la « Vedette » - dans le domaine de la conception des structures complexes et j’œuvrais à trouver des « affaires ». 

Je suis un simple ingénieur diplômé, ce qui signifie pour moi que je ne suis pas un « vrai » ingénieur, c’est-à-dire un homme passionné par la résolution de problèmes techniques. Z., lui, est un véritable ingénieur. C’est même le « Mozart » de la structure. Je devrais dire le « Chopin », puisqu’il est d’origine polonaise. 

Il n’est pas curieux au sens où il ne lit pas, ne voyage pas, ne s’intéresse aucunement à l’actualité de l’architecture. Il avoue sa nullité dans tous ces domaines « culturels ». Et c’est un mystère pour moi qu’une intelligence puisse exister sans ce carburant de la curiosité. N’est-ce pas ce qu’on appelle le génie ?

Z. est veuf depuis 20 ans et n’a jamais eu la tentation de refaire sa vie. C’est un solitaire. Peut-être une affaire de gène. Sa mère aimait à rester seule. 

Il vit dans un pavillon en Seine-et-Marne, assiste son fils dans la construction de sa maison ; il a juste besoin d’outils autour de lui pour se sentir bien. Il s’est essayé jadis au jardinage, mais sans résultats. Il a laissé tomber. Non, un rabot, un marteau, des planches, … 

Un ingénieur est avant tout un « bricoleur ». C’est la réponse qu’il m’avait faite quand je lui avais demandé sa définition de l’ingénieur.

Au bureau, je l’ai souvent vu « bricoler » avec un crayon, une feuille de papier et une calculette - que même un enfant de 8 ans aurait trouvé trop basique -, le regard perdu dans les dalles de faux-plafond 40X40 (ou 60X60, peu importe). 

Il effectuait encore récemment des missions de conseil pour des promoteurs ou des investisseurs dont l’activité s’est réduite aujourd’hui comme une peau de chagrin avec la débâcle actuelle de l’immobilier. Cette mise au chômage technique lui coûte ; il bout de ne plus pouvoir exercer ses neurones à imaginer une solution technique d’une élégance capable de « servir l’architecture ».

Z. est un révolté. Contre les ingénieurs « tapette de clavier ». Il veut parler de ces jeunes certifiés en résistance des matériaux assujettis à la doxa des logiciels de calcul. « L’ordinateur n’est pas là pour réfléchir. C’est un exécutant. Et ces jeunes sont incapables d’analyser les résultats qu’il recrache. Et si le calcul est faux, c’est l’ordinateur le responsable ! »

Z. est maintenant tout rouge de colère. Je remarque encore une fois que ses mains tremblent. Il porte avec difficulté le verre de vin à ses lèvres. Mais ce n’est pas la colère…

Z. m’explique sa conception de la place de l’homme sur la Terre. « Il est fait pour produire et être payé pour ce travail et en fonction de sa qualité. Rien d’autre. Ceux qui ne font pas un travail de qualité, utile pour la société, ne devraient pas être payés pour ça. » C’est un peu sommaire, bien sûr, mais, alors que le gouvernement cherche des recettes, l’idée de ne plus payer ceux qui vendent du vent…

Je lui dis qu’il est marxiste. Ça l’amuse et il m’avoue qu’en Pologne, quand il était jeune, il n’aimait pas le communisme. Ça se comprend. Mais il ignorait en réalité ce que c’était vraiment ; de même pour le capitalisme. Aujourd’hui, il pense que c’est un système qui pourrait être bien mais il se demande s’il n’a pas un défaut originel qui produit obligatoirement des monstres. Je partage son questionnement. Le christianisme pourrait aussi être pris en exemple. Comment l’Evangile a-t-il pu engendrer des crimes monstrueux comme les croisades, l’Inquisition, les pogroms ? Comment a-t-il pu servir le pouvoir et asservir les peuples ? Le défaut ne serait-il pas l’homme que le pouvoir corrompt ?

Un poireau vinaigrette et une blanquette de veau suscitent le questionnement philosophique ; c’est une évidence.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire