lundi 31 octobre 2022

Nous nous aimions

Qu’est-ce qu’un exil sinon une situation dans laquelle on ressent la souffrance de l’éloignement et de la perte d’une partie de soi-même ?

C’est dans l’espace intime d’une famille, un père, emporté trop tôt par la maladie, une mère devenue inconsolable et ses deux filles, avec en toile de fond leur patrie perdue, l’Abkasie, que l’auteure de « Nous nous aimions » tisse le cœur de son récit dans lequel les incompréhensions et les ressentiments contaminent insidieusement, comme un mauvais cancer, les relations entre la fille aînée, Kessané, et sa mère et sa sœur cadette.

« Nous nous aimions » est aussi le récit d’un « paradis perdu » - comme est perdue cette terre originelle quelque part aux confins de la Géorgie -, celui de l’enfance avec ces instants magiques, les premiers émois amoureux, la sororité entre les sœurs, etc.




samedi 29 octobre 2022

Par le sang versé

Publié en 1968, « Par le sang versé » est un témoignage sidérant sur les combats menés par le 3ème étranger de la Légion étrangère au Nord-Vietnam, appelé alors le Tonkin.

L’auteur, Paul Bonnecarriere, journaliste éternellement reconnaissant à la Légion de lui avoir sauvé la vie après le crash de son avion dans le désert, livre un récit terrible et palpitant de la « vie » de ses hommes durant la guerre d’Indochine qui devait se solder par la défaite finale de Dien-Ben-Phu en 1954.

Peuplé de personnages hauts en couleur, qu’il s’agisse d’officiers dont le courage n’a d’égal que l’indiscipline dictée par un sens du combat extraordinaire comme le capitaine Mattéi, ou de héros plus anonymes au passé plus ou moins trouble, le livre évoque l’un des épisodes les plus tragiques de l’aventure coloniale de la France en Extrême-Orient - aventure dictée par la cupidité financière et l’orgueil de dirigeants politiques -, et souligne la responsabilité écrasante de la hiérarchie militaire dans la déroute finale.

L’un de mes oncles est mort dans cette « aventure » à l’âge de 24 ans. Son corps n’a jamais été retrouvé. Il appartient à la terre vietnamienne. Mon père fut lieutenant à la 13ème DBLE (Demie Brigade de la Légion Étrangère). Je mesure mieux (même s’il était engagé au Cambodge et au Sud-Vietnam et non au Tonkin) ce qu’il a pu vivre à 25 ans et je suis de ce fait plus indulgent vis-à-vis de la personne qu’il est devenu après avoir quitté la Légion. 

« Ils nous ont rendus tous fou », dit l’un des légionnaires dans le livre.


dimanche 9 octobre 2022

La place

Dans ce petit roman (une centaine de pages) écrit en 7 mois entre novembre 1982 et juin 1983; Prix Renaudot 1984, la toute nouvelle lauréate du Prix Nobel de littérature 2022, la française Annie Ernaux, évoque par fragments le souvenir de son père disparu et partage, par endroits, avec le lecteur son travail d'écriture. 
Les premières pages du livre sont consacrées à la description des obsèques de son père, décédé 2 mois après qu'elle ait été reçue au Capès de Lettres. Le roman s'achève par le récit de la mort (l'agonie) de son père et des fragments de mémoire sans liens apparents entre eux.
Entre ces deux limites, Annie Ernaux raconte une vie "ordinaire", celle d'un père d'extraction très modeste, campagnarde, honteux de ce statut autant que résigné ; une vie d'ouvrier, puis de petit commerçant, dans une époque qui va le laisser sur le bord de la route. 
On a d'ailleurs l'impression de regarder dans un rétroviseur un paysage qui s'éloigne progressivement jusqu'à disparaître et ne plus subsister que dans les plis d'une mémoire. A la recherche du père perdu ? 
L'écriture est fluide, sobre, débarrassée de tout effet stylistique, ponctué de termes en italique dont l'auteure nous dit que c'est "non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d'une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi. Et l'on n'y prenait jamais un mot pour un autre."   
L'une des toutes dernières phrases témoigne de la "raison" du livre et de ce qui constitue une faille autant qu'une richesse dans la vie d'Annie Ernaux : "J'ai fini de mettre à jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis rentré."