"L'apiculture selon Samuel Beckett" est un très court roman (moins de cent pages), écrit dans un style narratif léger et précis (il s'agit d'un journal), ponctué de paroles imaginaires dites par le grand écrivain du théâtre de l'absurde ("une idiote étiquette qu'on m'a collée"), qui sont autant d'invitations à regarder le monde autrement (n'est-ce pas la contribution essentielle de la littérature à la vie que d'offrir la possibilité d'une lecture différente du quotidien ?).
L'histoire est amusante : celle d'un doctorant
en anthropologie engagé par Beckett pour classer ses archives et dont la
mission est rapidement détournée par l’écrivain en falsification de ses
archives car "Il faut prendre les archives comme une fiction construite
par un écrivain et non comme la vérité". Le journal de cette complicité qui durera
trois mois et demi révèle un Beckett très éloigné de l'image que nous pouvons avoir de lui - intellectuel presque inaccessible et l'homme au visage dur de ses portraits photographiques -, capable
d'excentricités (notamment vestimentaires ou de "look" qui
interrogent sur notre regard aux autres), de se passionner pour les abeilles, la cuisine ou le
chocolat chaud. Mais il reste l'écrivain iconoclaste fustigeant, à l'occasion de la représentation de Godot dans une prison, les spectateurs qui sont venus de l'extérieur, ces riches qui "sont les vrais coupables. Il est logique qu'ils visitent le lieu qui devrait les accueillir.", ou comparant les supermarchés à des cimetières, "plein de morts, mais (c'est) plus coloré."
Martin Page distille à l'occasion quelques réflexions qui résonnent dans le contexte actuel. Ainsi Beckett qui se souvient de la guerre et des années de résistance, une époque où "les classes sociales étaient abolies : l'intellectuel se trouvait aux côtés de l'ouvrier, le riche était le complice du pauvre.", une époque où "on pouvait se parler et s'entendre. Se comprendre. (...) Où les gens avaient conscience que la vie était précieuse et se jouait à chaque instant (...)".
Beckett-Page qui considère les années 80 et "les socialistes au pouvoir depuis quatre ans" qui "ont déjà cessé d'être de gauche."
Et puis enfin ce regard sur l’œuvre littéraire : "Il faut abandonner l'idée d'être compris et bien lu. Le malentendu est la règle. Si on peut vivre en partie grâce à ce malentendu, alors tant mieux."
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