vendredi 29 octobre 2010

Le siège de Bogota


Un livre dont le titre emprunte à l'une des deux nouvelles qu'il contient, et que l'on peut dévorer sans modération.
Deux textes écrits dans des registres très différents : une enquête menée par un duo de journalistes (une magnifique créature islandaise portée sur la coke et la vodka, et un maltais timide, amoureux refoulé de la belle) dans les eaux troubles d'un Bogota en ruines, et une autre "Histoire tragique de l'homme qui tombait amoureux dans les aéroports" dans laquelle un grand reporter se trouve pris dans la toile d'araignée complexe tissée par de drôles de mantes religieuses : des hôtesses de l'air...Erotisme, suspens et sensation aux balcons

mercredi 27 octobre 2010

Amok



Un amok est « un Malais, n’importe quel brave homme plein de douceur » qui, subitement et pour une raison inconnue, « bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue…il court tout droit devant lui (…) Ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat avec son kris et l’odeur du sang le rend encore plus violent… Tandis qu’il court, la bave lui vient aux lèvres, il hurle comme un possédé (…) Les gens des villages savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok, (…) ils vocifèrent : « Amok, Amok ! » et tout s’enfuit…(…) jusqu’à ce qu’on l’abatte comme un chien enragé ou qu’il s’effondre, anéanti et tout écumant… »
C’est ainsi que Stephan Zweig fait parler cet étrange médecin alcoolique qu’il rencontre par hasard à bord d’un paquebot de retour des Indes vers l’Europe, une nuit « d’un bleu d’acier si métallique et pourtant tout éclatant (…) débordant de lumière, d’une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. » Cet homme, embarqué clandestin, devenu misérable, lui livre jusqu’à l’aube un secret terrible, né d’une passion tragique qui le transforma en Amok.
Ecrit dans un style pour lequel le qualificatif de « parfait » semble être simplement juste, cette nouvelle traite donc de la passion – c’est-à-dire une attitude humaine incontrôlée, tour à tour délicieuse et douloureuse – d’un homme vers une femme. Elle nait de la beauté et de l’orgueil ; elle périt par l’aveuglement et le déshonneur.
Il existe, semble-t-il, deux humanités : celle capable de succomber à la passion - au risque de se transformer à un degré plus ou moins intense en Amok - et l’autre. Quelle est la plus humaine des deux ?

dimanche 24 octobre 2010

Le Centre Pompidou de Metz

"Turlututu chapeau pointu...".
Œuvre de l'architecte japonais Shigeru Ban, en association avec l'architecte français Jean de Gastines, le Centre Pompidou de Metz se découvre dès la sortie de la gare comme un curieux chapiteau blanc aux ondulations savantes percé de parallélépipèdes superposés, et coiffé d'un dispositif métallique assez banal sur le plan esthétique (et plutôt sophistiqué s'il s'agit d'un paratonnerre).

La structure porteuse de l'édifice est un exploit sur le plan technique et répond assez bien à l'objectif métaphorique qui lui était assigné : rappeler le tressage des chapeaux de paille coniques en usage en extrême-orient (au cas où vous ne l'auriez pas compris, un tel couvre-chef est présenté dans une petite salle du rez-de-chaussée).
Une fois passée l'admiration pour cette résille bois et les quatre points d'appui dont les nervures s'entrelacent avec volupté, force est de constater que le reste est assez décevant.

On regrette d'abord qu'il ne soit pas possible de faire le tour complet du bâtiment ; bien que, compte tenu de la maladresse avec laquelle sont traités les gaines et les locaux techniques floqués en façade arrière, on peut comprendre cette mesure de clémence.
On s'interroge sur le peu d'attention portée au dessin des consoles métalliques qui supportent les énormes gaines de ventilation (peu élégantes également) placées de part et d'autre des porte-à-faux rectangulaires ; lesquels ne demandaient qu'à être parfaitement purs, dégagés de toute contamination technologique (est-ce un rappel des tuyaux du grand-frère parisien ?)

Le hall est immense, glacial quand il fait froid dehors (est-il brûlant sous la canicule ?), équipé d'une paroi extérieure de type industriel : portes mobiles de plate-forme de fret en partie inférieure et réglite translucide en partie supérieure (toujours un clin d'œil au grand-frère ?).
Le programme a, semble-t-il, oublié une cafétéria digne de ce nom ; on peut donc se restaurer (mal) sous une tente en plastique.
Mais un musée, c'est avant tout fait pour les collections et les expositions. Pour les premières, on a le sentiment d'un sympathique saupoudrage de bonne qualité permettant à tout visiteur de ressortir avec le sentiment de disposer d'un aperçu assez général de l'art reconnu du XXème siècle.

On regrette que le chef d'œuvre suprême de l'exposition - le triptyque bleu de Miro - soit si mal mis en valeur, et présenté dans un couloir avec un recul ridicule.
Les lieux d'expositions : en fait trois galeries identiques en forme de parallélépipèdes très longs (70 à 80m ?) qui transpercent l'édifice de part en part, sans porteurs intermédiaires, ce qui offre sans doute un grand degré de liberté dans leur agencement.
La perspective sur la cathédrale est effectivement spectaculaire ; celles sur les voies ferrées et le parvis : légèrement moins ...
En résumé : Metz n'est pas Paris (je veux parler des Centres Pompidou) ; l'émotion n'était pas à ce 1er rendez-vous ; l'ingéniosité et la plastique de la résille bois relèvent véritablement du Chef d'œuvre.
PS : la beauté des piliers bois est en partie assassinée par les énormes descentes d'eau pluviale et leur dispositif de maintien (dommage !)

La carte et le territoire (1ères impressions)


La dernière production de "l'auteur des Particules élémentaires" comme il se désigne lui-même dans ce roman où il se met en scène ne laissera personne indifférent, bien entendu : Houellebecq ça dérange toujours ; ça doit déranger !
On retrouve dans "La carte et le territoire" ce regard féroce (mais essentiellement contre la bêtise), distant (l'homme se revendique misanthrope), lucide (les dérives de "notre" monde sont bien identifiées et fustigées), un humour où se mélangent cynisme, morgue et indifférence, un style qui sert assez admirablement les invariants de la "marque" Houellebéquienne. Mais le propos semble plus grave que dans "Les particules élémentaires" (roman remarquable) ; l'auteur va au-delà du cynisme et partage avec le lecteur quelques clés de compréhension de l'absurdité du monde actuel ; d'autant que l'action se passe dans le futur (2050 ?).
On y reviendra...mais d'ores et déjà, un avis : à recommander
PS : "Goncourable" certainement (mais l'homme doit s'en foutre totalement...pas si sûr d'ailleurs !)

mardi 19 octobre 2010

Arria Marcella (nouvelle de Théophile Gautier)



En l'an 79 ap. JC, Arria Marcella, jeune fille riche et belle d'une famille patricienne, meurt ensevelie sous les cendres brûlantes du Vésuve.
Son souvenir subsiste dans une vitrine du musée des Studii de Naples : un bloc de cendre au "contour charmant" qui laisse deviner "la coupe d'un sein admirable et d'un flanc aussi pur de style que celui d'une statue grecque". C'est devant ce "cachet de beauté" qu'Octavien, un jeune homme venu avec deux de ses amis pour effectuer le traditionnel "voyage en Italie", reste en "contemplation profonde".
Les trois amis partent pour Pompéi visiter "la ville ressuscitée, ayant secoué un coin de son linceul de cendre". Le guide qu'Octavien suit "machinalement (...) d'un pas de somnambule" tellement il est encore troublé par sa "rencontre" du matin, leur fait découvrir "ces rues où les formes d'une existence évanouie sont conservées intactes" et les amène jusqu'à la villa d'Arrius Diomèdes qu'il parcourt jusqu'à une pièce en sous-sol - un cellier- où, leur dit-il, "c'est ici (...) que l'on trouva, parmi dix sept squelettes, celui de la dame dont l'empreinte se voit au musée de Naples." "...et une larme en retard de deux mille ans tomba (...) sur la place où cette femme, pour laquelle il se sentait un amour rétrospectif, avait péri étouffée par la cendre chaude du volcan."
La nuit suivante Octavien ne parvient pas à trouver le sommeil. Il se lève et se dirige vers la ville morte. Il s'engage dans les décombres et là, il va faire des découvertes proprement hallucinantes : la ville semble s'être relevée de la catastrophe ; les bâtiments sont intacts ; il y croise même des habitants avec lesquels il s'entretient ; vingt siècles après la tragédie, Pompéi revit, et lui, Octavien est le témoin de ce miracle. Il est invité dans un amphithéâtre pour y assister à une représentation d'une pièce de Plaute pendant laquelle il aperçoit soudainement "une créature d'une beauté merveilleuse" ; "elle était brune et pâle (...) et dans son visage d'un ton mat brillaient des yeux sombres et doux, chargés d'une indéfinissable expression de tristesse voluptueuse et d'ennui passionné".
Je dois arrêter ici le récit ; j'en ai déjà trop dit. Ce petit bijou littéraire est à découvrir ; vraiment.

dimanche 17 octobre 2010

Les brumes du passé


348 pages de bonheur, avec comme décor La Havane ; celle d'avant Castro et sa vie mondaine - cabarets, boîtes de nuit, prostituées de luxe, limousines chromées -, et l'actuelle avec ses quartiers aux allures de "ville ravagée par la guerre, plein de fondrières et de gravats, d'édifices en équilibre précaire (...) de bidons débordant d'immondices, (...) de hordes de chiens errants, envahis par la galle (...) et de ses femmes endurcies, aiguisées comme des couteaux, toutes affublées de bermudas en lycra toujours plus collants, parfaits pour faire ressortir les proportions de leurs fesses et le calibre d'un sexe orgueilleusement exhibé. (...) ...un monde au bord d'une apocalypse difficilement réversible."
Mario Conde, dit "le Conde", a une cinquantaine d'années ; c'est un ancien flic. Un idéaliste, un "martien" comme le surnomme son acolyte, Yoyi, avec lequel il s'adonne au "hasardeux négoce de l'achat et de la vente de vieux livres". La hasard ? le destin ? l'amène à découvrir un soir, dans une demeure à la noblesse décatie du Védado, une extraordinaire bibliothèque contenant des milliers d'ouvrages dont de nombreux exceptionnels. Il s'agit de la maison d'un richissime homme d'affaire, Alcides Montes de Oca, gardée, depuis l'exil puis la mort de son propriétaire, par les deux enfants de l'ancienne secrétaire particulière d'Alcides. La crise effroyable que traverse Cuba les oblige, pour ne pas mourir de faim, à négocier quelques livres ; et ce, malgré le serment fait par leur mère - folle et désormais recluse dans une pièce de la maison - de ne jamais en vendre un seul.
Le Conde va découvrir dans l'un des livres une coupure de journal datant de 1960 comportant une photo d'une femme magnifique "Violeta del Rio", chanteuse de boléros, et quelques mots annonçant qu'elle arrête définitivement sa carrière.
Personne ne connait plus Violeta Del Rio. C'est ce qui intrigue le Conde. Comment une femme d'une telle beauté, qui a connu la célébrité et la gloire, peut-elle avoir totalement disparue des mémoires ?
Le flic reprend le dessus : le Conde, que cette femme sublime commence à hanter, va se mettre en chasse pour percer le mystère de cet oubli.
Et c'est dans la quête palpitante d'une vérité qui va se dévoiler progressivement que Léonardo Padura, écrivain cubain de 55 ans, nous entraine tout au long de ce livre au style remarquable, d'une richesse souvent jubilatoire.
L'amitié simple qui emprunte parfois à la tendresse, le regret amer et lucide des années perdues dans l'illusion d'un bonheur révolutionnaire promis, la violence barbare du Cuba d'aujourd'hui, l'amour des livres et de la lecture, sont autant de thèmes que Padura explore dans ce roman avec une vraie fulgurance ; de celle qui fait les œuvres rares.


Merci à mes amis SG et APG pour leurs conseils précieux. Ils me connaissent les bougres ! Ils savent ce qui va me faire vibrer !

mercredi 13 octobre 2010

Le cri


Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai entendu un cri.
Je m’habille. Je me lave, et tout le reste. « Je m’en vais ! A ce soir ! ». Silence. C’est une habitude. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que je vis désormais seul.
Je sors de la maison pour prendre mon train. Il y a un oiseau, un jeune martinet, apeuré au pied du mur. Je le prends dans mes mains. Il me regarde ; il est confiant ; c’est étonnant. Alors, je le jette en l’air ; le plus haut possible. L’oiseau s’envole.
C’était quoi ce cri ?
J’arrive sur le quai de la gare. Le printemps a du mal à percer derrière les premières journées de mai. L’hiver insiste.
A cette heure matinale, nous ne sommes qu’une poignée d’habitants sur ce quai : un homme emmitouflé dans un blouson violet à l’épaisseur tibétaine, un petit gros boudiné dans une veste à carreaux qui parcourt sans convictions les pages d’un journal gratuit, un couple de vieux qui semblent égarés et inquiets. Les vieux sont très souvent inquiets.
Sur le quai, une femme s’avance maintenant dans ma direction. Elle est habillée comme un homme ce qui, paradoxalement, lui donne une féminité supplémentaire. Elle est très brune. Ses cheveux sont coupés avec soin, assez court. Elle porte un petit sac en cuir rouge-sang ; elle fume une cigarette qui dessine dans l’air derrière elle comme une route imaginaire. Ses yeux sont cachés derrière des lunettes de soleil très noires, très épaisses.
Elle se rapproche. J’aimerais qu’elle s’arrête maintenant. Malgré le froid, son chemisier blanc est ouvert, dévoilant un triangle de peau blanc, lisse, parfait comme l’intérieur d’un coquillage. Elle s’arrête.
Sa bouche est merveilleusement dessinée, sans rouge à lèvre. Quand elle fume, elle dépose comme un baiser sur le filtre. Elle aspire avec délice la fumée et la retient plusieurs secondes.
Elle enlève ses lunettes. J’aimerais croiser son regard. L’odeur du tabac se mélange avec son parfum sucré, comme celui des belles de nuit ; je cherche à respirer le plus possible de cet air-là.
Quel était ce cri ?
Une voix forte annonce le passage d’un train sans arrêt et invite à se tenir éloigné de la bordure du quai. Elle ne parait pas entendre l’avertissement. Elle est très proche de la voie. Nous nous regardons, mais j’ai l’impression qu’elle ne me voit pas. Elle a des yeux pâles, absents, envahis par une tristesse extrême ; et puis autour, des mèches épaisses qui dessinent sur son visage comme des virgules d’encre de Chine. Elle est étonnamment belle sur ce quai.
Je distingue les phares du train ; deux yeux un peu sales. Le cri d’une sirène immense, affreux perce le froid.
Ce n’est pas ce cri.
Puis le bruit déchainé de roulements métalliques qui va en s’amplifiant.
Soudain le train est là. Un voile noir passe devant mes yeux. J’entends un cri épouvantable.

Je me suis réveillé en sursaut. Ce n’est pas dans mes habitudes. J’ai plutôt le réveil calme. Mais j’ai bien entendu un cri.
Je ne suis pas en avance. "Je m’en vais ! A ce soir ! ». « A ce soir ! » me répond ma femme. Je sors de la maison.
Au pied du mur, il y a un martinet qui m’a vu et qui semble me reconnaître.

mardi 12 octobre 2010

Brassens, Leforestier et Ventura

Quand "émissions de télévision" rimaient avec "émotions"...

"Alors au soir de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ses belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir."

lundi 11 octobre 2010

La France et le syndrome du larbin expliqués par le vénérable professeur Mehlang Chang (en seulement 4' et 10")

Le roi se meurt avec Michel Bouquet à La Comédie des Champs Elysées


Une pièce sur l'acharnement ; pas le thérapeutique exactement, encore que Marie, la seconde, très jeune et très belle épouse du roi, veut lui faire croire que la jeunesse et la beauté peuvent constituer un barrage insubmersible contre la marée du temps.

Une pièce sur les détails de l'existence et la négligence coupable que nous leur témoignons tout au long de notre vie, chaque jour, chaque instant ; merveille de ce dialogue entre le roi et la servante :
La servante : "Je vide les pots de chambre. Je fais les lits."
Le roi : "Elle fait les lits ! On y couche, on s'y rendort, on s'y réveille. Est-ce que tu t'es aperçu que tu te réveillais tous les jours ? Se réveiller tous les jours ... On vient au monde tous les matins."
La servante : "Je frotte les parquets. je balaye, je balaye, je balaye. Ca n'en finit pas."
Le roi (avec ravissement...il se meurt !) : "Ca n'en finit pas !
La servante : "J'en ai mal dans le dos."
Le roi : "C'est vrai. Elle a un dos. nous avons un dos."

Une pièce sur l'enchantement de la vie, sur le destin inexorable qui nous conduit tous entre les mains de la Mort, la reine Marguerite, celle qui au bout du chemin a la main-mise finale sur notre vie (le roi n'est plus qu'un pantin entre ses mains) et la pièce s'achève sur ce constat désespérant :
La Reine Marguerite au Roi qui vient de mourir : " Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton coeur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation inutile, n'est-ce pas ? Tu peux prendre place."

"Le silence infini de ces espaces m'effraie" disait Blaise Pascal.

Et les comédiens ? Michel Bouquet est un roi immense, tour à tour cabotin, grave, lucide, anéanti, profond.
Les 4 autres sont magnifiques et ne déméritent pas, mais la "statue du commandeur" est imposante !

mercredi 6 octobre 2010

Rodin, tout le temps que dure le jour

Si on pense quelques secondes à la somme de coïncidences qu'il faut pour qu'une rencontre se fasse, c'est à la fois vertigineux et étonnant ; c'est aussi formidable.
Tenez : Roger Anger. Si je dis : Marx, Berlin, Panama, Erasmus, Architecture, Golf, Vernissage d'une exposition de photos, Naja, Développement Durable, etc., sans évoquer toutes les personnes qui sont associées, ce n'est qu'une courte sélection d'éléments qui ont contribué à une rencontre (posthume) avec Roger Anger.
Pour "Rodin, tout le temps que dure le jour", une petite pièce de théâtre que m'a fait parvenir son auteure - qui m'était inconnue il y a encore quelques jours - je devrais citer : Roland Garros, Un ticket restaurant, Le soleil, La littérature, La Place des Vosges, La Chine, l'architecture (encore !), etc.


Les trois personnages de la pièce sont : Rodin ; Marie, une jeune femme fascinée par Rodin - elle lui sert de modèle et voudrait elle-même être sculpteur - ; l'écrivain et poète Reiner Maria Rilke, qui est alors secrétaire du grand sculpteur.
Rodin a 65 ans, Marie 30 et Reiner Maria Rilke, 35.
Le sculpteur est au fait de sa gloire. Il a la maîtrise de la matière et croit pouvoir disposer de toutes les matières ; même celle représentée par une femme vivante. Le poète est fragile, malmené par Rodin qui ne lui laisse aucun répit pour créer, pour écrire. Il est amoureux de Marie ; timidement, à l'opposé de Rodin, presque grossier dans ses avances. Marie est charmée, presque aveuglée par l'immense talent du sculpteur, démiurge qui sculpte les gens, non comme ils se voient mais "comme ils sont". Mais Rodin est aussi un homme fragile, ridicule, petit, orgueilleux dont le génie s'oublie face à la féminité.

Dans ce jeu du dialogue entre l'art et l'amour, le génie et la sensualité, entre les deux humanités, il semble que la femme, encore une fois, naturellement, triomphe ; sans prétention, sans amertume, avec pour seules armes son regard, son intelligence et son charme qui lui font percevoir l'essentiel : que la porte de l'Enfer est bien vivante !
"Rodin, tout le temps que dure le jour". Pièce écrite par Françoise Cadol. Editions Fabert.

samedi 2 octobre 2010

Le Guépard


Quel livre ! Aragon prétendait qu'il s'agissait d'"un des plus grands romans de ce siècle." Giuseppe Tomasi Di Lampedusa mourra pourtant avant de recevoir le bon à tirer pour son œuvre. Il s'éteint à Rome le 23 juillet 1957 d'une tumeur au cerveau. Le Guépard, c'est le Prince de Salina, Don Fabrizio, le dernier représentant d'une aristocratie sicilienne qui va être balayée par la naissance de l'Italie moderne. L'histoire de cet homme, du regard qu'il porte sur un monde qu'il a toujours soumis avec élégance mais fermeté, des valeurs qu'il incarne - valeurs qui se voudraient éternelles -, du jeu de pouvoir fatal entre cette noblesse institutionnelle et les nouveaux riches, de la chute de la maison Salina, constituent la trame du roman. Di Lampedusa, descendant de cette aristocratie, s'est inspiré de personnages qu'il a connus dans son enfance. Il parvient à rendre parfaitement l'ambiance d'un monde qui, définitivement, ne va plus appartenir qu'au passé, avec les accents emphatiques d'une certaine nostalgie, les détails érigés en éléments essentiels, les rites et les postures obligés et reconnus de tous. Tout ce récit, qui pourrait reprendre le titre de Garcia Marquez "Chronique d'une mort annoncée", est servi par un style qui emprunte au baroque le dessin habile de ses volutes, l'extraordinaire profusion de son décor, en y instillant dans chaque phrase une grâce supplémentaire et un esprit digne du travail d'un sculpteur génial, un Rodin, qui parvient à insuffler la vie à un bloc de glaise.
Extraits :
"...; de la fontaine entière, des eaux tièdes, des pierres revêtues de mousses veloutées émanait la promesse d'un plaisir qui ne se muerait jamais en douleur."

Chevalley est venu proposer au Prince un poste au sénat. Il s'en retourne en diligence. "Il faisait à peine jour ; le peu de lumière qui parvenait à percer le matelas des nuages était de nouveau retenu par la saleté immémoriale des portières. Chevalley était seul ; entre les chocs et les secousses, il mouilla de salive le bout de son index, nettoya une vitre, juste la largeur d'un œil. Il regarda ; devant lui, sous la lumière de cendre, le paysage cahotait, sans rachat."

La dernière phrase du roman est une métaphore de la chute misérable et définitive du Guépard - ou plutôt de tout ce qu'il a pu représenter - transfiguré dans la sinistre carcasse empaillée de son chien que l'on jette à la benne.
"...au cour de son vol par la fenêtre sa forme se recomposa un instant : on aurait pu voir danser dans l'air un quadrupède aux longues moustaches et la patte droite antérieure semblait lancer une imprécation. Puis tout s'apaisa dans un petit tas de poussière livide."

J'ai choisi cette photo de Lampedusa qui traduit un certain désenchantement : solitude, assis en marge d'un très beau banc de pierre, costume sombre, une main qui se distingue et qui semble vouloir retenir la fuite du temps, nostalgie, une certaine noblesse, l'incompréhension.